» Cétacé ! » dit la baleine et Fat Joe lui-même de reprendre :
« Hey yo enough’s enough ! «
Petite entorse aux principes de ces pages : une critique négative…
La raison en est qu’il faille à mon sens réagir fermement à un phénomène qui abêtit notre monde avec force et vitesse, et qui s’avère être au bout du compte fort violent. Il représente aussi l’exact contraire de ce que à quoi je m’essaye dans ces pages…
Je veux parler de ces théories du complot qui pullulent aujourd’hui sur internet mais aussi, plus largement, d’une bonne partie de ces contre-histoires, révélations, enquêtes d’experts, mises à nu… En somme, de cet ensemble de procédés qui sous prétexte de corriger l’histoire, flirtent tous, d’une manière ou d’une autre, mais de manière fondamentale, avec le révisionnisme ou le négationnisme. Ces phénomènes me préoccupent aussi dans la mesure où ils obéissent à une attitude spécifique de notre époque : celle du déni de tout processus de connaissance et de la nécessaire reconnaissance symbolique et intellectuelle que celui-ci implique.
Je sais que nous vivons une époque de transparence où la moindre ombre, le moindre secret éveille immédiatement les soupçons…
Certes, des complots et des mystères existent. Oui, mais voilà…
Il est normal qu’une civilisation, lors des moments charnières de son évolution, peine à remodeler de nouvelles valeurs et n’intègre qu’avec difficultés des événements qui lui semblaient hier encore insensés et ce pour que s’établisse petit à petit quelque chose comme son nouvel ordre. Avec l’évolution chaotique, les impasses politiques et religieuses entre autres liées à la mondialisation, des incertitudes et certaines opacités s’accroissent. C’est sans doute la raison pour laquelle, dans notre époque qui peine à créer de nouvelles politiques (quel parti prendre, quelles valeurs défendre?), de plus en plus de personnes trouvent un certain sens pour notre monde dans les théories du complot. Car c’est bien là leur fonction principale : croire au complot, c’est se mettre en mesure de donner du sens à ce qui rechigne à en accepter facilement, à ce qui en paraît même dépourvu et qui par là, inquiète. Les croyances au complot donnent l’illusion de pouvoir expliquer certains événements paraissant trop complexes voire incompréhensibles et ainsi, rendent possible un positionnement politique clair – voilà qu’on se trouve une famille politique… Mais sous cet apparent retour à une politisation des événements, ces théories ont, de fait, une fonction profondément dépolitisante – car elles simplifient le réel : elles suspectent la complexité d’une situation d’être elle-même le fruit d’un brouillage volontaire, d’un complot. Ses adeptes en profitent alors pour annoncer le retrait de leur responsabilité en se présentant comme victimes : persuadés d’être manipulés, ils estiment logiquement ne plus devoir être reconnus comme responsables et ils rejettent la responsabilité sur les comploteurs avec un espoir naïf de pouvoir redéfinir d’autres règles. En réalité, ils sortent du jeu.
Bricolages et mauvais spectacles
Parce que notre époque est toujours celle d’un certain positivisme triomphant, les théories du complot recourent de manière très large aux « sciences » afin de convertir ceux qui douteraient encore. Avec un style littéraire lamentable et de très mauvais goût, on vous soumet des données statistiques, des prélèvements divers et certaines « évidences » de lois physiques, biologiques, etc. Il convient au passage de remarquer que malgré la nature souvent complexe de ces références, ces théories sont toujours faciles à assimiler… et se moquent éperdument des règles historiographiques.
Il faut pourtant plus que de simples informations pour proposer une critique sensée et digne de ce nom : celles-ci doivent surtout être agencées et articulées selon une méthode. L’individuation démocratique moderne, avec la proclamation du libre-arbitre, a produit un individu ignorant l’incomplétude de sa propre nature qui, s’il se sent autonome pour correctement s’informer, s’estime tout aussi souverain à construire sa propre opinion…
Pourtant le savoir n’est pas constitué en une suite d’informations juxtaposées les unes aux autres – l’information dit ce qui est et par là ce qui doit être…
Aujourd’hui plus que jamais, nous avons accès à presque toutes les informations sur les faits qui provoque un déséquilibre inédit entre d’une part, l’accès à l’information qui est instantané et total, et d’autre part, la trop rare aptitude à les agencer de manière méthodologique afin de produire du sens, une vérité. A bien y regarder, on remarquera que les théories du complot concernent systématiquement et uniquement des sujets prisés, et souvent formés par les médias de masse. En dépit de leur prétention à incarner un renouveau, en tant que soi-disant avant-gardes intellectuelles ou politiques originales et innovantes, la plupart de leurs idées ont environ cent cinquante ans et c’est uniquement grâce à la nouvelle possibilité de médiation qu’est pour elles le réseau internet qu’elles ressurgissent aujourd’hui à peine dépoussiérées. Parce qu’elles sont une réaction de médias pour les médias et par les médias, elles n’expriment en ce sens qu’un comportement réactionnaire – s’émanciper de cette sphère médiatique leur est impossible ; et dans ce monde clos, tout en ayant des effets funestes sur le réel, c’est comme folles et apeurées qu’elles se tiennent un discours à elles-mêmes.
Certains pressentent alors l’avantage qu’il y aurait à se démarquer de ce type de discours et tentent d’en sortir en invoquant grossièrement la tradition philosophique : ils évitent le terme de complotistes et se présentent comme sceptiques… Cette perversion du terme n’aide pas car il s’agit là plutôt d’un hyper-criticisme (prouvez votre preuve!) qui ignore les limites de la raison sur l’expérience. Puisqu’il existe un au-delà à la raison : le délire.
Les théories du complot expriment aussi symboliquement les peurs et les aspirations de ceux qui peinent à saisir la multiplicité et la pluralité formelle des faits, des concepts et des histoires. Et ce le plus souvent car ils sont occupés, presque au sens du territoire, à autre chose. Ils peuvent être de ces travailleurs qui, fatigués à la fin de la journée, se divertissent avec le Spectacle qu’on leur propose… Et parce que ces histoires font partie de leurs divertissements, ils rechignent à y appliquer un travail critique. Le succès populaire du complotisme procède d’une fascination, même cynique chez certains, pour ce qui se présente à eux comme une insurrection des consciences.
Confondre son désordre psychique avec celui du monde, hystérie et psychose paranoïaque
Je sais que certains, au lieu de constater leur propre impuissance pour expliquer un événement dont les véritables causes leur échappent, préfèrent conclure à l’impuissance de ceux qui sont censés lui faire voir plus clair dans tout cela : les intellectuels. C’est ainsi que les théoriciens du complot ont une grande part de responsabilité dans le regain, barbare et fascisant, de l’anti-intellectualisme aujourd’hui. Les théories du complot donnent le sentiment à celui qui y souscrit d’être plus lucide que les autres tout en lui faisant perdre de vue l’inclinaison narcissique et arrogante qu’il y a à se prendre aussi facilement pour un penseur « différent », il lui est ainsi plus confortable d’imaginer qu’il est devenu quelqu’un capable de sentir ce que d’autres échouent à même entrevoir (ces même « intellos »).
Ainsi la structure de ces théories accueille sa propre structure psychique, ce qui apporte une preuve rassurante de sa propre vérité et lui permet d’être reconnu par lui-même et par les autres. Il se sent soulagé par ce miroir qui ne reflète plus l’homme confus et désenchanté politiquement qu’il était avant. Le complot rassure donc de la même manière que la phobie rassure contre l’angoisse, et c’est de la sorte que son existence s’avère constituer, au final, une bonne nouvelle pour l’économie psychique puisqu’il fait « sens » ; maintenant que le complot a été révélé, il ne reste plus qu’à le dénoncer et à le combattre publiquement, créant par la même occasion du lien social…
Il faudra donc bien convenir que toutes les théories du complot, et leur ésotérisme, ont une structure idéologique fondamentale qui leur est propre.
Ce sont des analyses artificielles et simplistes qui jouent l’intérêt politique avec démagogie ; finalement elles desservent profondément les sociétés dans lesquelles elles apparaissent. Je crois que nous avons tout à gagner à nous en passer, cela permettrait de commencer humblement mais fermement à apprendre à bien parler du pouvoir. Et ce par exemple, en clarifiant sans simplifier.
Grégoire
A carta de Ventura :
(tradução francês, traduction française)
Nha cretcheu, mon amour,
Nos retrouvailles embelliront notre vie pour au moins trente ans.
De mon côté,
je prends une bonne gorgée de jeunesse,
je te reviendrai plein de force.
J’aurais voulu t’offrir cent mille cigarettes,
une douzaine de robes des plus modernes,
une automobile,
la petite maison de lave dont tu rêvais tant,
un bouquet de fleurs à quatre sous.
Mais avant toute autre chose,
bois une bouteille de bon vin et pense à moi.
Ici, on n’arrête pas de travailler.
On est plus de cent à présent.
Avant hier, pour mon anniversaire,
j’ai longuement pensé à toi.
La lettre qu’on t’a apportée est-elle bien arrivée ?
Je n’ai pas eu de réponse de toi.
J’attends.
Chaque jour, chaque minute,
j’apprends de nouveaux mots,
de beaux mots,
rien que pour nous deux,
juste à notre mesure,
comme un pyjama de soie fine.
Tu n’en veux pas ?
Je ne peux t’envoyer qu’une lettre par mois.
Toujours rien de ta main.
Ce sera pour la prochaine fois.
Des fois, j’ai peur de construire ces murs,
moi, avec un pic et du ciment,
et toi, avec ton silence.
Un fossé si profond qu’il te précipite vers un long oubli.
Ça fait mal de voir ces horreurs que je ne veux pas voir.
Tes cheveux si beaux me tombent des mains comme de l’herbe sèche.
Souvent je faiblis et je crois que je vais oublier.
Diego Velázquez en el museo de Bellas Artes de Sevilla
Le souvenir de ce qui m’a touché en voyant ce tableau : ce regard inquiet et ce ton mélancolique convient en peinture plutôt à un philosophe mais de manière générale pas à un apôtre.
On ne voit représenté ici qu’un simple mortel et qui semble surtout, je me sentis autorisé à l’interpréter de cette manière, littéralement frappé par sa mission, prenant la mesure de sa tâche à venir, face aux siècles et aux hommes, encore si loin de la Parole, si faibles…
-« Quel travail… »
Rien ici n’est rayonnant ou « angélique » : voilà un humain et non pas un illuminé…

31. Le touriste ne va pas à Marzahn.
31. Le touriste ne va pas à Marzahn. Je ne parle pas du touriste qui voyage à Berlin pour visiter le Reichstag et la coupole transparente de Norman Forster, l’île aux musées, et qui est perpétuellement à la chasse de morceaux du mur à l’authenticité douteuse. Non, pour celui-là, cet exemplaire d’une race si facilement méprisée, cette éternelle incarnation de l’autre, la question ne se pose même pas. Pour quelle raison devrait-il se rendre jusqu’à Marzahn, tout à l’est de la ville? je parle d’un autre touriste, celui qui part à Berlin vivre le jeu réactif de la révolte. Le voici donc à Friedrichshain, dans la Rigaerstrasse par exemple, où avec son enfilade de squats scénographiques – le drapeau des pirates flotte au vent pour faire plaisir aux enfants -, il trouvera ponctuels tous les événements qui le devancent toujours et le font exister : les citations pédantes d’Agamben, Butler ou Rancière comme dans les campus américains chez la future classe moyenne dirigeante, un sens inné de la mise en scène et de la représentation de soi, l’autoréférentialité déguisée en histoire, des ennemis inexistants et le soutien inconditionnel de la mairie. sans oublier les produits souvenirs, les bons vieux slogans, qui datent de l’East Village des lointaines années 1920 ou même de Paris 1968, commercialisés dans des sacs en jute, des tee-shirts, des autocollants à ramener chez soi ou à arborer à la prochaine promenade anticapitaliste. Le touriste de la révolte voyageait pour se reconnaître, il s’attendait à Friedrichshain et il s’est retrouvé. Il n’ira pas plus loin. Il n’ira pas à Marzahn. Dans le vide des barres de l’époque RDA à l’abandon, parmi des bandes de skinheads à l’hostilité inassimilable sur lesquelles ne se réfléchit pas le regard bienveillant des sociologues, sa figure n’ayant pas été prévue, il deviendrait tout simplement inexistant. Son passe-temps collectivisé est certes bien divertissant, mais il a tout de même des limites. Ce n’est pas lui qui décide où et quand il faut jouer. L’entertainment est la meilleure défense de la société contre le chaos qu’elle-même engendre. C’est une affaire trop sérieuse pour laisser à ses sujets la liberté de pouvoir y renoncer.
in Entertainment! apologie de la domination, Francesco Masci, 2011, Alia