philosophie

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La culture américaine, au cas où…

 La culture américaine est l’héritière des déserts. Ceux-ci ne sont pas une nature en contre point des villes, ils désignent le vide, la nudité radicale qui est à l’arrière-plan de tout établissement humain. Ils désignent du même coup les établissements humains comme une métaphore de ce vide, et l’œuvre de l’homme comme la continuité du désert, la culture comme mirage, et comme perpétuité du simulacre.(…)
 Il n’y a pas de culture ici, pas de discours culturel. Pas de ministère, pas de commissions, pas de subventions, pas de promotion. Le trémolo culturel qui est celui de la France entière, ce fétichisme du patrimoine – rien ici de cette invocation sentimentale, et qui plus est aujourd’hui: étatique et protectionniste. Beaubourg est impossible ici, de même qu’en Italie (pour d’autres raisons). Non seulement la centralisation, mais l’idée d’une culture cultivée n’existe pas, pas plus que celle d’une religion théologale et sacrée. Pas de culture de la culture, pas de religion de la religion. Il faudrait parler plutôt de culture « anthropologique», qui consiste dans l’invention des moeurs et du mode de vie. Celle-là seule est intéressante, comme seules les rues de New York le sont, et non les musées. (…)
La culture n’est pas ici cette délicieuse panacée que l’on consomme chez nous dans un espace mental sacramentel, et qui a droit à sa rubrique spéciale dans les journaux et les esprits.(…)
C’est pourquoi la recherche des oeuvres d’art ou des spectacles cultivés m’a toujours semblé fastidieuse et déplacée. Une marque d’ethnocentrisme culturel. Si c’est l’inculture qui est originale, alors c’est l’inculture qu’il faut saisir. Si le terme de goût a un sens, alors il nous commande de ne pas exporter nos exigences esthétiques là où elles n’ont rien à faire.

in Amérique, J. Baudrillard.

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Ici le travelling ranimera quelque chose du voyage puisque « voyager : to travel »

J’ai cherché l’Amérique sidérale, celle de la liberté vaine et absolue des freeways, jamais celle du social et de la culture – celle de la vitesse désertique, des motels et des surfaces minérales, jamais l’Amérique profonde des mœurs et des mentalités. J’ai cherché dans la vitesse du scénario, dans le réflexe indifférent de la télévision, dans le film des jours et des nuits à travers un espace vide, dans la succession merveilleusement sans affect des signes, des images, des visages, des actes rituels de la route, ce qui est le plus proche de l’univers nucléaire et énucléé qui est virtuellement le nôtre jusque dans les chaumières européennes.
(…)
 Rejet des avatars touristiques et pittoresques, des curiosités, des paysages mêmes (seule leur abstraction demeure, dans le prisme de la canicule). Rien n’est plus étranger au travelling pur que le tourisme ou le loisir. C’est pourquoi il se réalise au mieux dans la banalité extensive des déserts ou dans celle, aussi désertique, des métropoles – jamais prises comme lieux de plaisir ou de culture, mais télévisuellement, comme scenery, comme scénarios.

  in « Amérique », J. Baudrillard. 

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As a primitive society…

Au fond les États-Unis, avec leur espace, leur raffinement technologique, leur bonne conscience brutale, y compris dans les espaces qu’ils ouvrent à la simulation, sont la seule société primitive actuelle. 
Et la fascination est de les parcourir comme la société primitive de l’avenir, celle de la complexité, de la mixité et de la promiscuité la plus grande, celle d’un rituel féroce, mais beau dans sa diversité superficielle, celle d’un fait métasocial total aux conséquences imprévisibles, dont l’immanence nous ravit, mais sans passé pour la réfléchir, donc fondamentalement primitive …

  in « Amérique », J. Baudrillard.

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L’impression de vivre sur des terres dévolues aux « pueris »…

Halloween n’a rien de drôle. Cette fête sarcastique reflète plutôt une exigence infernale de revanche des enfants sur le monde adulte. Puissance maléfique dont la menace plane sur cet univers, à la mesure de sa dévotion pour les enfants eux-mêmes. Rien de plus malsain que cette sorcellerie enfantine, derrière les déguisements et les cadeaux – les gens éteignent les lumières et se cachent, de peur d’être harcelés. Et ce n’est pas un accident si certains fourrent des aiguilles ou des lames de rasoir dans les pommes ou les gâteaux qu’ils leur distribuent.

Amérique, J. Baudrillard

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Commençons par le pari de « Amérique » de J. Baudrillard – Quelques hypothèses.

La banalité, l’inculture, la vulgarité n’ont pas le même sens ici qu’en Europe

Ou bien n’est-ce qu’une illumination d’Européen,  fascination d’une Amérique irréelle ? Peut-être sont-ils tout simplement vulgaires, et je ne fais que rêver de cette métavulgarité ? Who knows ? J’ai bien envie de renouveler le pari célèbre : si j’ai tort, vous n’y perdez rien, si j’ai raison, vous gagnez tout.
Le fait est que toutes nos analyses en terme d’aliénation, de conformisme, d’uniformité et de déshumanisation, tombent d’elles-mêmes : au regard de l’Amérique, ce sont elles qui deviennent vulgaires.

(to be continued…)

Des fois de l’orgueil mais c’est que des fois justement, la parole manque

Par Grégoire Legrain

Dans les contacts avec les personnes qui ont la pudeur des sentiments, il faut savoir dissimuler : elles sont susceptibles d’une haine subite pour qui surprend chez elles un sentiment délicat, enthousiaste ou sublime, comme s’il avait vu leurs secrets. Si on tient à leur être agréable en pareils instants, qu’on les fasse rire ou qu’on leur décoche quelque froide raillerie : leur émotion se glacera et elles se ressaisiront aussitôt.

Mais je donne ici la morale avant l’histoire.

Nous avons été un jour si proches l’un de l’autre dans la vie que rien ne semblait entraver notre amitié et notre fraternité, seul l’intervalle d’une passerelle nous séparait encore. Et voici que tu étais sur le point de la franchir, quand je t’ai demandé : « Veux-tu me rejoindre par la passerelle ? » Mais déjà tu ne le voulais plus, et à ma prière réitérée tu ne répondis rien ! Et depuis lors, des montagnes et des torrents impétueux, et tout ce qui sépare et rend étranger l’un à l’autre, se sont mis en travers, et quand bien même nous voudrions nous rejoindre, nous ne le pourrions plus!

Mais lorsque tu songes maintenant à cette petite passerelle, la parole te manque et tu n’es plus qu’étonnement et sanglots.

    F. Nietzsche in Le Gai savoir, 1881.