philosophie

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L’écologie, qui a évidemment commencé dehors…

« Tout à coup, se profilant derrière le cercle de la lune, en un mouvement très lent d’une immense majesté, un joyau bleu et jaune étincelant a commencé à grandir à l’horizon, une lumière, une sphère délicate de couleur bleu ciel parcourue de veines blanches légèrement tourbillonnantes, s’élevait graduellement comme une perle minuscule en se dégageant d’un immense océan de mystère opaque. Il m’a fallu quelque temps pour prendre pleinement conscience qu’il s’agissait là de la Terre… de notre chez-nous. »
(Edgar Mitchell, membre de l’équipage d’Apollo XIV)  

La seule parade sûre.


« Si l’on s’aperçoit que l’adversaire est supérieur et que l’on ne va pas gagner, il faut tenir des propos désobligeants, blessants et grossiers. Être désobligeant, cela consiste à quitter l’objet de la querelle (puisqu’on a perdu la partie) pour passer à l’adversaire, et à l’attaquer d’une manière ou d’une autre dans ce qu’il est : on pourrait appeler cela argumentum ad personam pour faire la différence avec argumentum ad hominem. Ce dernier s’écarte de l’objet purement objectif pour s’attacher à ce que l’adversaire en a dit ou concédé. Mais quand on passe aux attaques personnelles, on délaisse complètement l’objet et on dirige ses attaques sur la personne de l’adversaire. On devient donc vexant, méchant, blessant, grossier. C’est un appel des facultés de l’esprit à celles du corps ou à l’animalité. Cette règle est très appréciée car chacun est capable de l’appliquer, et elle est donc souvent utilisée. La question se pose maintenant de savoir quelle parade peut être utilisée par l’adversaire. Car s’il procède de la même façon, on débouche sur une bagarre, un duel ou un procès en diffamation.

Ce serait une grave erreur de penser qu’il suffit de ne pas être soi-même désobligeant. Car en démontrant tranquillement à quelqu’un qu’il a tort et que par voie de conséquence il juge et pense de travers, ce qui est le cas dans toute victoire dialectique, on l’ulcère encore plus que par des paroles grossières et blessantes. (…)

Rien n’égale pour l’homme le fait de satisfaire sa vanité, et aucune blessure n’est plus douloureuse que de la voir blessée. (D’où des tournures telles que « l’honneur avant tout », etc). Cette satisfaction de la vanité naît principalement du fait que l’on se compare aux autres, à tout point de vue, mais surtout au point de vue des facultés intellectuelles. C’est justement ce qui se passe effectivement et très violemment dans toute controverse. D’où la colère du vaincu, sans qu’on lui ait fait tort, d’où son recours à ce dernier expédient, à ce dernier stratagème auquel il n’est pas possible d’échapper en restant soi-même poli. Toutefois, un grand sang-froid peut être la aussi salutaire : il faut alors, dès que l’adversaire passe aux attaques personnelles, répondre tranquillement que cela n’a rien à voir avec l’objet du débat, y revenir immédiatement et continuer de lui prouver qu’il a tort sans prêter attention à ses propos blessants, donc en quelque sorte, comme dit Thémistocle à Eurybiade : « Frappe, mais écoute. ». Mais ce n’est pas donné à tout le monde.

La seule parade sûre est donc celle qu’Aristote a indiquée dans le dernier chapitre des Topiques : ne pas débattre avec le premier venu, mais uniquement avec les gens que l’on connaît et dont on sait qu’ils sont suffisamment raisonnables pour ne pas débiter des absurdités et se couvrir de ridicule. Et dans le but de s’appuyer sur des arguments fondés et non sur des sentences sans appel ; et pour écouter les raisons de l’autre et s’y rendre ; des gens dont on sait enfin qu’ils font grand cas de la vérité, qu’ils aiment entendre de bonnes raisons, même de la bouche de leur adversaire, et qu’ils ont suffisamment le sens de l’équité pour pouvoir supporter d’avoir tort quand la vérité est dans l’autre camp. Il en résulte que sur cent personnes il s’en trouve à peine une qui soit digne qu’on discute avec elle. Quant aux autres, qu’on les laisse dire ce qu’elles veulent car desipere est juris gentium (C’est un droit des gens que d’extravaguer) et qu’on songe aux paroles de Voltaire « La paix vaut encore mieux que la vérité. » Et un proverbe arabe dit : « À l’arbre du silence est accroché son fruit : la paix. »

Toutefois, en tant que joute de deux esprits, la controverse est souvent bénéfique aux deux parties car elle leur permet de rectifier leurs propres idées et de se faire aussi de nouvelles opinions. Seulement, il faut que les deux adversaires soient à peu près du même niveau en savoir et en intelligence. Si le savoir manque à l’un, il ne comprend pas tout et n’est pas au niveau. Si c’est l’intelligence qui lui manque, l’irritation qu’il en concevra l’incitera à recourir à la mauvaise foi, à la ruse et à la grossièreté. »  in Dialectique éristique, Arthur Schopenhauer, 1831

Talk Talk +

Morale et style. – Tout écrivain s’aperçoit que plus il s’exprime avec précision, conscience et sobriété, plus le produit littéraire passe pour obscur, alors que lorsqu’il se laisse aller à des formulations relâchées et irresponsables, il se voit gratifié d’une certaine compréhension. Il est devenu inutile d’éviter les expressions techniques et toutes les allusions à la sphère culturelle qui n’existe plus depuis longtemps. La rigueur et la pureté d’une écriture même extrêmement simple créent bien plus une impression de vide. La négligence qui entraîne à se laisser porter par le courant familier du langage passe pour le signe de la pertinence du contact: on sait ce que l’on veut parce que l’on sait ce que veulent les autres. Considérer l’objet plutôt que la communication au moment où l’on s’exprime, éveille la suspicion: tout ce qui est spécifique, non emprunté à des schémas préexistants, paraît inconsidéré, symptôme d’excentricité, voire de confusion. La logique actuelle si fière de sa clarté a adopté naïvement cette notion pervertie du langage quotidien. Une expression vague permet à celui qui l’entend d’imaginer à peu près ce qui lui convient et ce que, de toute façon, il pense déjà. L’expression rigoureuse impose une compréhension sans équivoque, un effort conceptuel dont les hommes ont délibérément perdu l’habitude, et attend d’eux que, devant tout contenu, ils suspendent toutes les opinions reçues et, par conséquent, s’isolent, ce qu’ils refusent violemment. Seul ce qu’ils n’ont pas à comprendre leur paraît compréhensible; ce qui est réellement aliéné, le mot usé à force d’avoir servi, les touche parce qu’il leur est familier. Il est peu de choses qui contribuent à autant à démoraliser les intellectuels. Celui qui veut échapper à ce sentiment devra voir en chaque défenseur de la communication un traître à celle-ci.


Ventre creux. – Opposer les parlers ouvriers à la langue écrite est réactionnaire. Le loisir, voire l’orgueil et l’arrogance, ont conféré au discours des classes supérieures une certaine indépendance et de l’autodiscipline. Si bien que ce discours se trouve en opposition avec sa propre sphère sociale. Il se retourne contre les maîtres qui en mésusent pour commander et veut leur commander à son tour, refusant de servir plus longtemps leurs intérêts. Mais le langages des assujettis porte uniquement les marques de la domination qui, de plus, l’a privé de la justice promise par un langage autonome, non mutilé, à tous ceux qui sont assez libres pour le parler sans arrière-pensée. Le langage prolétarien est dicté par la faim. Le pauvre mâche ses mots pour tromper sa faim. c’est de leur esprit objectif qu’il attend la nourriture substantielle que lui refuse la société ; lui qui n’a rien à se mettre sous les dents se remplit la bouche de mots. C’est sa manière à lui de prendre sa revanche sur le langage. Il outrage le corps du langage qu’on lui interdit d’aimer, répétant avec une force impuissante l’outrage qui lui fût infligé à lui-même. Le meilleur des parlers du nord de Berlin ou de Cockney, prompt à la réplique et chargé de bon sens, souffre encore de ce que, dans son effort pour surmonter sans désespérer les situations désespérées, il ait du se moquer de soi-même en même temps que de l’ennemi, donnant ainsi raison au train du monde. Si la langue écrite codifie l’aliénation des classes, le redressement ne pourra se faire en régressant vers la langue parlée, mais par la pratique d’une objectivité linguistique des plus rigoureuses. Seul un parler qui transcende l’écriture en se l’intégrant saura délivrer le discours humain de ce mensonge selon lequel il serait déjà humain.

Theodor Adorno 1951. extraits de Minima Moralia

C’est bien aimable à vous, Monsieur le professeur.


Telle conversation nouée au hasard d’un voyage en chemin de fer et les quelques phrases auxquelles on accepte d’acquiescer pour éviter une dispute, alors qu’on sait très bien que la logique de leurs conséquences est fatalement meurtrière, voilà déjà une première trahison. Aucune pensée n’est immunisée contre les risques de la communication : il suffit de l’exprimer dans un contexte inadéquat et sur la base d’un mauvais consensus pour en miner la vérité. Chaque fois que je vais au cinéma, j’en sors plus bête et pire que je n’y suis entré, malgré toute ma vigilance. Être sociable, c’est déjà prendre part à l’injustice, en donnant l’illusion que le monde de froideur où nous vivons maintenant est un monde où il est encore possible de parler les uns avec les autres ; tel propos affable et sans conséquence contribue à perpétuer le silence, car les concessions que l’on fait à son interlocuteur le rabaissent doublement – en lui-même et en la personne de celui à qui s’adresse à lui. Dans les rapports affables, il y a toujours eu un principe mauvais qui, avec l’esprit égalitaire, se développe dans toute sa brutalité. Être condescendant ou penser qu’on vaut pas mieux que les autres, cela revient au même. En s’adaptant à la faiblesse des opprimés, on justifie dans une telle faiblesse les conditions de domination qu’on présuppose et l’on développe soi-même ce qui faut de grossièreté, d’apathie et de violence pour exercer cette domination. Quand en plus, dans la phase toute récente où nous nous trouvons, la pose condescendante a disparu et qu’on ne voit plus que le rapprochement égalisateur, alors le rapport de classes qui se trouve ainsi nié ne s’en impose que d’une façon autant plus implacable, car le pouvoir reste complètement masqué. Une solitude intangible est pour l’intellectuel la seule attitude où il puisse encore faire acte de solidarité. Dès qu’on rentre dans le jeu, dès qu’on se montre humain dans les contacts et dans l’intérêt qu’on témoigne aux autres, on ne fait que camoufler une acceptation tacite de l’inhumain. Il faut être du côté des souffrances des hommes; mais chaque pas que l’on fait du côté de leurs joies est un pas vers un durcissement de la souffrance.

Minima Moralia, Theodor W. Adorno

Conquête, traditions et petits poulains

« Quand nous regardons la navette spatiale américaine sur son pas de tir, nous pouvons remarquer les deux réservoirs additionnels attachés au réservoir principal. La société Thiokol fabrique ces réservoirs additionnels dans son usine de l’Utah. Les ingénieurs qui les ont conçus auraient bien aimé les faire un peu plus larges, mais ces réservoirs devaient être expédiés par train jusqu’au site de lancement. La ligne de chemin de fer entre l’usine et Cap Canaveral emprunte un tunnel sous les montagnes rocheuses. Les réservoirs additionnels devaient pouvoir passer sous ce tunnel. Le tunnel est légèrement plus large que la voie de chemin de fer. La distance standard entre 2 rails de chemin de fer aux États-Unis de 4 pieds et 8,5 pouces (soit 143,5 cm). Pourquoi cet écartement ? parce que les chemins de fer américains ont été construits de la même façon qu’en Angleterre, par des ingénieurs anglais expatriés, qui ont pensé que c’était une bonne idée car ça permettait d’utiliser également des locomotives anglaises. Pourquoi les Anglais ont construit les leurs comme cela ? parce que les premières lignes de chemin de fer furent construites par les mêmes ingénieurs qui construisirent les tramways, et que cet écartement était alors utilisé. Pourquoi ont-ils utilisé cet écartement ? parce que les personnes qui construisaient les tramways étaient les mêmes qui construisaient les chariots et qu’ils ont utilisés les mêmes méthodes et les mêmes outils. Pourquoi les chariots utilisent un tel écartement ? parce que partout en Europe et en Angleterre les routes avaient déjà des ornières et un espacement différent aurait cause la rupture de l’essieu du chariot. Donc, pourquoi ces routes présentaient-elles des ornières ainsi espacées ? les premières grandes routes en Europe ont été construites par l’empire romain pour accélérer le déploiement des légions romaines.  Pourquoi les romains ont ils retenu cette dimension ? parce que les premiers chariots étaient des chariots de guerre romains. Ces chariots étaient tirés par deux chevaux. Ces chevaux galopaient côte à côte et devaient être espacés suffisamment pour ne pas se gêner. Afin d’assurer une meilleure stabilité du chariot, les roues ne devaient pas se trouver dans la continuité des empreintes de sabots laissées par les chevaux, et ne pas se trouver trop espacées pour ne pas causer d’accident lors du croisement de deux chariots. L’espacement des rails américains s’explique parce que deux mille ans auparavant, les chariots romains étaient construits en fonction de la dimension de l’arrière-train des chevaux. »
Et caetera…

repécho in Alternative libertaire – avril 2001

LA NUANCE CONTRE L’ARROGANCE

Impressions croisées entre Roland Barthes et Gilles Deleuze (J’ai ocerisé ce texte le mieux possible, il se trouve en .doc téléchargeable dans le post d’au-dessus « à propos »)

par Yves Citton

Il paraîtra peut-être saugrenu de vouloir rapprocher Roland Barthes de Gilles Deleuze. Entre « l’anti-moderne » sacralisé par le Collège de France, qui se replie sur le culte d’une littérature qu’il sait agonisante, et l’ultramoderne engagé dans le bouillonnement politique de Vincennes, qui théorise un capitalisme de flux et se retrouve souvent au premier front des luttes politiques du moment, la divergence paraît totale. Avec mon ami Philip Watts, nous aimerions pourtant proposer une lecture en parallèle des cours donnés par les deux penseurs durant les dernières années de leur vie (1976-1987). Non seulement les convergences de fond nous paraissent l’emporter de loin sur les oppositions de surface, mais un tel montage en parallèle fait apparaître entre eux une profonde complémentarité, qui permet d’aller puiser chez l’un ce qui manque (ou n’apparaît qu’en filigrane) chez l’autre. Notre hypothèse de lecture est que cette phase tardive de leur production intellectuelle, récemment mise à la disposition du public, esquisse une attitude conjointe de résistance à un certain mode de socialité hyper-communicante, dont les linéaments se mettaient alors en place en France, et qui s’est aujourd’hui déployé au point de devenir le régime dominant de nos relations sociales.

UN ENTRECROISEMENT D’IMPRESSIONS

Plutôt que de nous appuyer sur des éléments biographiques pour écrire leurs « vies parallèles », nous cherchons plutôt à faire jouer des contrastes et des résonances entre les contenus de leurs cours et de leurs écrits tardifs pour identifier et interpréter les points les plus intéressants de leurs pensées parallèles. Dans le cadre d’une réflexion sur les Empreintes de Roland Barthes – celles qu’il a laissées sur autrui, mais aussi celles qui se sont imprimées en lui -, j’aimerais toutefois partir d’une série d’impressions qui se sont entrecroisées durant la fin mai et le début juin 1977 à l’occasion de la querelle des « nouveaux philosophes ». Reconstituons la chaîne d’événements imprimés durant ces quelques semaines, qui se situent moins d’une année après l’élection de Barthes au Collège de France. André Glucksmann et Bernard-Henri Lévy venaient de publier respectivement Les Maîtres penseurs et La Barbarie à visage humain. Dans le Nouvel Observateur du 9 mai, Michel Foucault avait fait paraître un article qui saluait le livre de Glucksmann comme forçant la pensée marxiste à « mettre le nez dans ce sang qu’elle réprouve, absout et justifie » (celui du Goulag stalinien, présenté comme l’enfant très naturel de la révolution léniniste)2. Le 26 mai, les Nouvelles littéraires publient une Lettre de Roland Barthes à Bernard-Henri Lévy, dans laquelle l’auteur se dit « enchanté » à la lecture de La Barbarie à visage humain. Le 5 juin, Gilles Deleuze fait paraître une brève plaquette, distribuée gratuitement par les éditions de Minuit et reprise deux semaines plus tard dans Le Monde, intitulée A propos des nouveaux philosophes et d’un problème plus général, qui ne voit dans leur pensée qu’une « nullité » et une « infection », réductible à une pure opération de marketing destinée à vendre une vieille « rancoeur de 683 ». Entre les deux dates, le témoignage d’Éric Marty nous apprend que Barthes « a été « convoqué » par Deleuze à une sorte d’amical tribunal où il a dû s’expliquer4 ».

Voilà pour la séquence des faits et des impressions croisées, opérées par journaux interposés. Plus qu’un désaccord entre les deux penseurs sur le statut à accorder aux « nouveaux philosophes », c’est aux impressions faites par ces impressions qu’il faut faire attention. Écoutons Eric Marty raconter la scène au cours de laquelle Barthes, trouvant sa lettre imprimée dans les Nouvelles littéraires qu’il achète près du Café de Flore, reconnaît que « tout cela [l]’embête énormément »:

Sa gêne vient surtout du fait qu’il avait cru pouvoir éviter une prise de position publique en envoyant une lettre à B.-H. L. Et surtout, par une sorte de mise en abyme discrète, en croyant la rendre impubliable. Assis l’un à côté de l’autre au Flore, il me donne le journal ouvert à la page de son article et je comprends quand je tombe sur ce paragraphe: « C’est ici le point où votre livre me souffle une hypothèse peut-être dangereuse mais que je puis risquer sans conséquence dans une lettre… » […] En tombant sur cette phrase, je lui dis: « Il n’a pas compris… ». Barthes soupire sans rien répondre5.

Alors que la brouille entre Foucault et Deleuze sera durable – sans jamais exclure pour autant une grande admiration réciproque, ainsi qu’une profonde amitié6-, Barthes invitera Deleuze à intervenir sur Nietzsche dans son Séminaire de 1978-1979 sur le Labyrinthe. Éric Marty rend compte du déjeuner commun qui suivit cette intervention en remarquant que « ce qui faisait le lien entre Barthes et Deleuze, c’était Schumann, Proust et Nietzsche », et que « si Barthes aimait Deleuze, c’est parce qu’il était l’un des rares philosophes qu’il connaissait être sans arrogance, sans vulgarité7 ».

J’ajoute deux notations supplémentaires au dossier de cette petite série d’événements. D’une part, il faut préciser que, dans la lettre que Barthes a adressée à B.-H. L., et qu’il a vue publiée contre son gré, le seul point relatif au contenu du livre était celui-ci, mis entre parenthèses : « votre critique de Deleuze me paraît erronée8 ». On peut d’autre part rappeler que, dans un entretien accordé quelques mois plus tôt au même B.-H. L. et publié dans le Nouvel Observateur du 10 janvier de cette même année 1977, Barthes faisait part du peu d’attention qu’il accordait aux ouvrages de ses contemporains, mais citait l’exception d’un livre « qui [l]’a beaucoup impressionné et qui est passé dans [s]on travail », le Nietzsche de Deleuze, ainsi que son Anti-Œdipe, quoique « toujours bien après leur sortie9 ». Il n’est au reste que d’écouter ou lire les cours de Barthes pour voir Deleuze (interprétant Nietzsche) apparaître aussi bien dans les premiers mots de la première séance du Comment vivre ensemble qu’au détour des analyses du haïku et des théorisations de l’individuation.

Voilà pour les premières empreintes croisées, dont j’aimerais maintenant analyser et déplier les enjeux, afin de faire émerger, derrière l’apparente opposition des deux penseurs à propos des « nouveaux philosophes », un combat commun – contre une certaine forme & arrogance et pour une valorisation de la nuance.

l’arrogance du gestionnaire médiatique

On connaît les définitions infiniment moirées que Barthes donne de ce qui constitue son principal ennemi dans les dernières années de sa vie, l’arrogance. Au début de la figure qu’il consacre à ce terme dans le cours du 20 mai 1978 sur Le Neutre, on en trouve presque une définition formelle : « Je réunis sous le nom d’arrogance tous les « gestes » (de parole) qui constituent des discours d’intimidation, de sujétion, de domination, d’assertion, de superbe: qui se placent sous l’autorité, la garantie d’une dogmatique, ou d’une demande qui ne pense pas, ne conçoit pas le désir de l’autre10. » Une année après la grande querelle des « nouveaux philosophes », on pourrait se dire que Barthes prend leur parti, puisque c’est bien l’arrogance du marxisme que dénoncent leurs livres – une arrogance intimidante, dominante, superbe, dogmatique, comminatrice, non seulement « irrespectueuse des désirs et volontés d’autrui », mais proprement inquisitoriale, voire génocidaire.

En y regardant d’un peu plus près, et en laissant s’égrener l’exploration de la figure, on s’aperçoit toutefois que l’arrogance caractérise autant les nouveaux critiques que le vieux marxisme. Qu’est-ce que nous dit donc l’étymologie? L’adrogantia est une « présomption », dérivée du verbe ad-rogo que Barthes traduit par « faire venir à soi, s’approprier, s’arroger » (N9 202). Or, qu’a donc fait B.-H. L., dans le geste concret qui a conduit Barthes à « soupirer sans rien répondre », sinon précisément s arroger -s’approprier, faire venir au concours de sa défense, de son orgueil et de sa superbe – le droit de publier un texte que l’auteur lui demandait avec délicatesse de bien vouloir garder pour lui11?

Parlant du haïku le 10 février 1979, Barthes fera de la discrétion, une « coloration du Neutre » et une « suspension de l’Arrogance12 ». L’indiscrétion que B.-H. L. commet envers Barthes relève bien d’un vouloir-saisir, « qui ne pense pas, ne conçoit pas le désir de l’autre » – un désir pourtant clairement, quoique discrètement, manifesté par Barthes, un désir exprimé d’une façon détournée, indirecte, aussi peu intimidante et comminatoire que possible (« une hypothèse peut-être dangereuse mais que je puis risquer sans conséquence dans une lettre »).

C’est bien par une délicatesse d’écriture que Barthes avait subtilement signifié son désir de retraite, de Neutre, c’est-à-dire de suspension des « comminations, arrogances, ter-rorismes, mises en demeure, demandes, vouloir-saisir » (N, 38). L’Écriture est en effet pour Barthes « précisément ce discours-là qui déjoue à coup sûr l’arrogance du discours » (N, 206). Mais cette délicatesse d’écriture, son interlocuteur ne l’a « pas comprise » (ou n’a pas voulu la comprendre). Or il s’agit là non seulement d’une indélicatesse sociale envers l’auteur d’une lettre qui se voulait privée : il s’agit surtout d’une preuve attristante du fait que Barthes s’est profondément trompé dans son évaluation du personnage de B.-H. L., de son livre et de son projet intellectuel. Que disait-il en effet dans cette fameuse lettre censée devoir rester privée ? Il n’y traitait que d’« une question de forme », c’est-à-dire d’« éthique de l’écriture » :

Ce qui m’a enchanté (mettez dans ce mot le plaisir, la solidarité, la fascination), c’est que votre livre est écrit. [… Vous lui avez donne] cette marque, cet excès, ce geste, qui détache l’écrit de la simple écrivance et place renonciation dans un autre échange, dont nous essayons aujourd’hui de décrire les contraintes, les effets, les enjeux, parce que nous voulons l’arracher aux conceptions plates de la société technicienne, qui écrase l’écriture sur la parole, réduit l’énoncé à un message et fait de renonciation un simple instrument13.

On ne peut que soupirer avec regret, sans rien répondre, dès lors qu’on voit se dégonfler sous nos yeux ce que l’on croyait être une cause d’enchantement, une fraternité d’écriture, une solidarité de projet. Le pseudo-écrivain a traité la lettre élogieuse comme de la simple écrivance, il a écrasé la délicatesse de l’écriture sur le contenu laudatif de la parole, il a réduit l’énoncé d’un projet d’éthique scripturaire à un message publicitaire de soutien, et il a fait d’une énonciation subtile un simple instrument d’autopromotion éhontée. De ce nous qui essayons de « placer renonciation dans un autre échange », B.-H.L. s’avère ne faire nullement partie, contrairement à nos espoirs et à nos illusions: loin « d’arracher l’écrit aux conceptions plates de la société technicienne », il l’aplatit lui-même pour le mettre au service de son auto-marketing médiatique. Cruel désenchantement, face auquel – faute de vouloir s’abaisser soi-même à l’échange vulgaire de messages instrumentalisés – on ne peut effectivement que soupirer sans rien répondre.

Ceux qui se dressent aussi orgueilleusement contre l’arrogance comminatoire et dogmatique du marxisme font donc en réalité preuve d’autant d’arrogance que lui : avec eux, on déplace simplement l’arrogance « du discours politique au discours publicitaire, du discours de la [pseudo-]science [marxiste] à celui de la scène » (N, 195) — scène de ménage (la querelle de famille pour ou contre les « nouveaux philosophes ») et seine médiatique de la société de spectacle. Cette arrogance nouvelle est celle d’une approche qui traduit tout en termes de gestion et qui réduit les délicates subtilités de l’expression du désir à la brutalité barbare d’un discours transparent au besoin. En planifiant sa Vita Nova, Barthes oppose en effet les « tâches de création », qui relèvent de l’Œuvre d’Écriture, aux « tâches de gestion », qui font obstacle au travail créatif en nous forçant à répondre à notre courrier, à corriger des épreuves, à promouvoir nos livres et à prendre soin de nos multiples besoins quotidiens (PR, 286-288). Contre ces aliénations de la vie commune, il n’oppose pas un projet d’Auto-Gestion, mais un rêve d’Anti-Gestion (PR, 289). Face à toutes les petites demandes qui nous assujettissent, qui nous appellent, qui s’arrogent le droit de nous faire venir à elles {ad-rogare), il sent monter en lui le désir et la nécessité du Neutre, de la retraite, de l’abstinence, d’un non-vouloir-répondre à ces omniprésents vouloir-saisir – un désir de suspension (Pouce!), d’échappée (Ciao!) et de fuite (Je suis en voyage).

L’Écriture et le Neutre sont des antidotes contre l’arrogance auto-suffisante qui régit l’échange des biens et des services. « Le neutre, c’est l’invendable » (TV, 39). D’où le soupir inspiré par la parution du texte privé dans l’espace public[itaire] des Nouvelles littéraires (le même journal qui avait lancé la mode des « nouveaux philosophes » en 1976). On croyait avoir envoyé une lettre pour saluer un compagnon Écrivain; l’usage publicitaire qu’il en fait pour défendre sa marque et promouvoir son logo(s) révèle qu’il n’est en réalité qu’un Gestionnaire.

Ce qui inquiète le plus Roland Barthes, dans le monde où il vit en cette fin des années 1970, ce sont en effet ceux qui se complaisent dans les tâches de Gestion. En supplément inaugural de la séance du 1er avril 1978, il évoque la vision « terrifiante » qu’a suscitée en lui un de ses amis sociologues en lui faisant entrevoir « l’absence d’idéologie comme une barbarie » :

Selon une enquête en cours, on découvrirait que beaucoup de jeunes cadres sont rigoureusement sans idéologie: ils ne parlent que de leurs besoins (en résidence, vacances, mode de vie) [;*..] pur discours du frigidaire, de l’auto, de la résidence secondaire, des vacances —* faudrait voir du côté des Américains. (N, 131-132)

Ce qui « fait très peur » à Barthes dans l’image de cette « barbarie froide, glacée, « civilisée » d’une pure technocratie » (TV, 132) qui s’absorbe à gérer ses biens, ses retours sur investissements et ses marques de fabrique, c’est qu’aucune « idéosphère » (idéologique) ne s’élève au-dessus de l’échange marchand pour en travestir, enjoliver, raffiner, esthétiser les froides réalités. Nul « autre échange » que celui des « conceptions plates de la société technicienne, qui écrase l’écriture sur la parole, réduit l’énoncé à un message et fait de renonciation un simple instrument ».

Est-ce un hasard si Barthes utilise ce type de vocabulaire un an après la grande querelle au cours de laquelle les « nouveaux philosophes » se sont présentés comme de grands pourfendeurs d’idéologie ? Cette nouvelle « barbarie » des cadres sans idéologie, pleinement absorbée dans la gestion de ses besoins et dont le modèle nous appelle à voir du côté des Américains, n’a pas un visage beaucoup plus humain que celle des idéologues soviétiques (et de leurs prête-noms parisiens) : si elle est moins dogmatique, c’est simplement parce qu’elle a renoncé à la recherche de toute vérité idéosphérique, pour se contenter de l’échange marchand des louanges et des frigidaires. Ce dont a peur Roland Barthes, c’est qu’on puisse confondre son désir 4e Neutre, défini comme rejet (« idyllique » et « utopique ») de l’arrogance des idéologies et des dogmatismes, avec cette absence totale (« horrible » et « barbare ») d’idéosphère, qui annihile toute esthétisation de « la déclaration mate et littérale des besoins ».

Il réagit à cette angoisse en proposant de « distinguer le nul (barbare) du Neutre (utopique) » (A/, 132). Contre des tendances sociologiquement repérables dans le monde contemporain (et catalysées de fait par le discours et les pratiques des « nouveaux philosophes »), il ne faut surtout pas, comme ils le font, assimiler le désir d’utopie à la production de barbarie: affirmer l’utopie du Neutre est au contraire un moyen de se détacher de la nullité propre à la nouvelle barbarie de ceux qui se complaisent dans l’absence d’utopie.

LE FANTASME DE L’INTERVIEW

Ce que Gilles Deleuze reproche aux « nouveaux philosophes », dans sa plaquette du 5 juin 1977, c’est précisément que « leur pensée est nulle ». Cette « nullité » tient selon lui à deux facteurs : d’une part, « ils procèdent par gros concepts, aussi gros que des dents creuses, la loi, le pouvoir, le maître » ; d’autre part, ils personnalisent le travail philosophique en mettant leur image d’auteur au premier plan de la scène médiatique. Comme le faisait Roland Barthes, Deleuze inscrit ce double geste dans la perspective d’un effort collectif— « nous », « on » — visant à renouveler le type de discours qu’il convient désormais de produire:

Ça fait déjà un certain temps que, dans toutes sortes de domaines, les gens travaillent pour éviter ces dangers-là. On essaie de former des concepts à articulation fine, ou très différenciée, pour échapper aux grosses notions dualistes. Et on essaie de dégager des fonctions créatrices qui ne passeraient plus par la fonction-auteur (en musique, en peinture, en audiovisuel, en cinéma, même en philosophie). Ce retour massif à un auteur ou à un sujet vide très vaniteux, et à des concepts sommaires stéréotypés, représente une force de réaction fâcheuse. (NP, 127)

À l’ad-rogantia de l’Auteur vaniteux, avide de gérer les louanges qu’il reçoit d’hommes célèbres dans l’espace public(itaire) (tâche de gestion), Deleuze oppose des « fonctions créatrices » déprises de tout vouloir-saisir (tâche de création). Aux « grosses notions dualistes » et stéréotypées, il oppose un effort « d’articulation fine ou très différenciée », qui cherchera la nuance d’une différence jusqu’au cœur des phénomènes de répétition. Même si les deux penseurs ont paru prendre des positions symétriquement inverses quant à l’évaluation du livre de B.-H. L., on voit que leurs raisons pour saluer ou démolir La Barbarie à visage humain sont en réalité remarquablement convergentes.

Ce sont en effet deux axes absolument centraux des enseignements de Roland Barthes au Collège de France que désigne ici Gilles Deleuze dans sa dénonciation des « nouveaux philosophes ». Tous les cours de Barthes sont traversés par une longue lamentation sur le statut et le rôle des médias. S’il est indéniable qu’on y retrouve la forte empreinte des hauts cris poussés par Flaubert contre la Bêtise bourgeoise, une telle lamentation relève tout autant d’une analyse anticipatrice des évolutions de la média-sphère que d’un « polycarpisme » passéiste et antimoderne14. Depuis ses articles des années 1950 jusqu’à son tout dernier cours, Barthes a continuellement documenté, analysé et critiqué la même montée en pouvoir de la petite bourgeoisie dans les média : « Notre histoire française (et sans doute européenne) présente est marquée par cette montée, cet épanouissement de la Petite Bourgeoisie dans la culture (par les médias, aux mains d’un Pouvoir petit-bourgeois), dont visiblement le capitalisme prend en main les intérêts culturels » (PR, 364).

À en juger par ce que les cours nous font imaginer de la vie de Barthes durant la fin des années 1970, on se le représente constamment assiégé par des hordes de journalistes qui le bombardent de questions visant toutes à contraindre l’auteur des Mythologies à prendre parti chaque fois qu’un problème socio-politique mobilise l’opinion publique. Si les cours sont dédiés à l’exploration d’un fantasme (en l’occurrence persécuteur), c’est sans doute celui de l’interview qui s’esquisse à leur horizon. « La multiplication des interviews, l’arrogance, la commination de la demande indexe la montée actuelle du journalisme comme pouvoir et comme écriture. […] Le journaliste : une sorte de flic qui vous aime bien, qui vous veut du bien puisqu’il vous donne la parole et vous ouvre la publicité » (TV, 145-146). À l’époque du Degré zéro de l’écriture, la parution d’un livre donnait lieu à des articles d’analyse, de réflexion et de discussion, qui composaient un « dossier critique »; aujourd’hui, les Fragments d’un discours amoureux ne suscitent plus qu’un « dossier d’interviews » (ibid.).

Ces remarques sont prononcées moins d’une année après que Gilles Deleuze a esquissé une analyse similaire dans son attaque contre les « nouveaux philosophes ». La seule « nouveauté » dont ces derniers peuvent légitimement se vanter, c’est d’avoir « introduit en France le marketing littéraire ou philosophique » (NP, 129). L’invention de ces techniques de marketing témoigne de leur part d’« un profond modernisme, d’une analyse très adaptée du paysage et du marché » (NP) 130). Leur génie propre a été de s’adapter à une situation dans laquelle « le journalisme, en liaison avec la radio et la télé, a pris de plus en plus vivement conscience de la possibilité de créer l’événement », une situation dans laquelle « le journalisme découvr[e] en lui-même une pensée autonome et suffisante » :

Les intellectuels et les écrivains, même les artistes, sont donc conviés à devenir journalistes s’ils veulent se conformer aux normes. C’est un nouveau type de pensée, la pensée-interview, la pensée-entretien, la pensée-minute. On imagine un livre qui porterait sur un article de journal, et non plus l’inverse. Les rapports de force ont tout à fait changé, entre journalistes et intellectuels. (NP, 130)15

De cette évolution des rapports entre écrivains et journalistes, je ne relèverai ici que quatre points principaux, relatifs au rôle des médias dans le paysage intellectuel contemporain : leur écrasement des nuances, leur négation du devenir, leur exigence de parole et leur enfermement dans la binarité. Or il se trouve que sur ces quatre points, Barthes et Deleuze mènent une réflexion remarquablement parallèle et complémentaire.

AGIR POUR LA NUANCE ET L’INDIVIDUATION

« On peut dire que la civilisation des médias se définit par le rejet (agressif) de la nuance » (PR, 81). On connaît le rôle central de la nuance dans l’éthique barthésienne : « je veux vivre selon la nuance » (N, 37). La défense et illustration des nuances, opposée à l’arrogance médiatique, circonscrit les domaines essentiels de la réflexion des derniers cours : la poésie, « pratique de la subtilité dans un monde barbare […] devrait faire partie des « Droits de l’Homme » » (PR, 82) ; la littérature est à la fois « un codex de nuances » et la « maîtresse des nuances », et s’il y a un « projet éthique », il consiste à « essayer de vivre selon les nuances que [nous] apprend la littérature » (N, 37) ; quant à la sémiologie, Barthes la définit d’une façon fortement post-structuraliste comme une « écoute ou vision des nuances » (ibid.). Autant dire qu’une chaire de sémiologie littéraire s’identifie pleinement avec cette nouvelle (in) discipline que Barthes aime à imaginer sous le nom de diaphoralogie (du mot grec diaphora, « différence » ou « nuance ») (PR, 81).

Or la passion barthésienne pour la nuance est marquée par une profonde empreinte deleuzienne. En introduisant les longs développements qu’il consacre à la nuance dans la Préparation du roman, Barthes place ce terme sous les auspices de la notion d’individuation, dont il précise que « le dernier Deleuze [y] attache beaucoup d’importance » (PR, 77). L’année précédente, en définissant « le principe de délicatesse » comme ce qui proteste « contre la réduction non de l’individu (il ne s’agit pas d’une philosophie de l’individualisme) mais de l’individuation (moment fragile de l’individu) » (TV, 65), Barthes faisait déjà référence aux travaux les plus récents de Deleuze. Au cœur d’une pensée de la variation, de l’intensité, de l’heccéité (autant de notions que Deleuze est alors justement en train de redéfinir dans son travail sur Mille Plateaux avec Félix Guattari), Barthes définit l’individuation par le fait de « reporter l’irréductibilité, la nuance fondatrice, le Tel, le Spécial de l’individu (sujet civique et psychologique) à tel moment de cet individu » (PR, 78). Il est donc normal qu’il souligne souvent la différence entre « l’individualisme discrédité », qui imagine, selon le mot de Sartre, « les individus comme des petits pois dans une boîte » (PR, 77), et la pensée deleuzienne de l’individuation, qui « à l’extrême contraire, défait le sujet, le multiplie, le pulvérise et en un sens l’absente » (PR, 79).

On retrouve ici la critique que Deleuze adressait aux « nouveaux philosophes » : alors qu’un collectif de penseurs récents s’efforce justement de penser en termes d’individuation, de créations par agencements collectifs, de moments au sein de devenirs, les inventeurs du nouveau marketing philosophique construisent leur image sur une régression vers le moins intéressant des individualismes. En opérant leur « retour massif à un auteur » qui leur sert de trademark, et en mettant au devant de la scène médiatique leur individu éminemment photogénique mais « très vaniteux », ils ne font qu’épouser une tendance inhérente au dispositif médiatique qui tend spontanément à figer les individuations en individus, à nier leur devenir. Alors que toute la valeur d’une vie tient au processus d’individuation dont elle permet le déploiement, alors que, dans l’esprit de Barthes, « le cours n’est pas l’état d’une « pensée », mais plutôt (du moins idéalement) une moire d’individuation » (TV, 79), les journalistes qui le harcèlent de leurs questions d’interview ne voient toujours en lui qu’une figure gelée dans le réfrigérateur de ses succès passés (essentiellement l’auteur de Mythologies vieilles de trente ans).

AGIR POUR LES VACUOLES

Ce qu’il y a de plus nuisible toutefois dans le dispositif médiatique que Barthes et Deleuze dénoncent ensemble à la charnière des années 1970 et 1980, ce n’est pas seulement cette négation du devenir, qui pourrait ressembler à une « répression ». Avec Foucault (dont ils restent bien entendu très proches), les deux penseurs opèrent un renversement qui situe le caractère le plus menaçant du pouvoir et des médias, non dans ce qu’ils interdisent ou censurent, mais dans ce qu’ils nous font désirer et nous poussent à exprimer. Caractérisant l’arrogance (médiatique) selon le modèle de la mère de l’anorexique, Barthes nous invite à « reconnaître que la « société », la doxa se met en position de mère : on dit qu’elle interdit les désirs, mais je trouve que surtout elle les dicte, les impose, oblige à leur satisfaction » (TV, 196). L’arrogance journalistique doit être pensée sur le modèle du.gavage: « obliger à manger, à parler, à penser, à répondre » (TV, 197). D’où l’importance d’une revendication nouvelle, propre à notre environnement médiatique moderne: celle d’un droit au silence, conçu à la fois comme un droit à ne pas être agressé par les « paroles polluantes » diffusées par les média majoritaires, et comme « un droit à se taire » face aux injonctions à la parole que ces médias nous adressent (N, 50-51).

Deleuze développera la même intuition dans son séminaire du 2 novembre 1982:

La philosophie, c’est quelque chose qui vous dit d’abord : Tu ne t’exprimeras pas! […] Les forces les plus démoniaques, les forces sociales les plus diaboliques sont les forces qui nous sollicitent de nous exprimer. C’est ça les forces dangereuses. Considérez la télé, elle ne nous dit pas : Tais-toi! Elle nous dit tout le temps : Quel est ton avis? Quel est votre avis? Il faut arriver à résister à ces forces qui nous forcent à parler quand on n’a rien à dire. C’est fondamental. Aussi toute parole qui consiste à dire son avis sur quelque chose est l’anti-philosophie même, puisque les Grecs avaient un mot très bon pour ça, c’est ce qu’ils appelaient la doxa, et qu’ils opposaient au savoir1 .

On voit se mettre en place ici un thème que Gilles Deleuze approfondira par la suite en théorisant l’évolution de nos formes de vie sociale depuis le modèle des sociétés disciplinaires (basées sur la répression des désirs, sur le dressage, le moulage et la programmation des individus) à celui des « sociétés de contrôle », dont la prospérité se nourrit des désirs expressifs qu’elles produisent activement et canalisent par des jeux d’auto-modulations. Au sein des flux de désirs et de croyances qui circulent incessamment dans nos sociétés de contrôle, qui menacent de nous enfermer dans des logiques majoritaires en saturant nos capacités de connexion par une mobilisation de tout instant, Deleuze évoquera le besoin pour nos contemporains de se « ménager des vacuoles de solitude et de silence à partir desquelles ils auraient enfin quelque chose à dire17 ». Si ces vacuoles sont indispensables, c’est qu’en interrompant momentanément le courant de la communication mobilisatrice, elles permettent d’inventer des voies de sortie hors des alternatives dans lesquelles nous enferme le régime médiatique majoritaire. « Toute question fait de moi un rat piégé », affirme Roland Barthes au moment où il se plaint de l’emprise des interviewers. Le piège dont il s’agit ici est double. D’une part, il apparaît « sous forme du présupposé des questions », qui implique « qu’on doit prendre intérêt à la question, qu’on doit accepter la façon dont la question est posée » (N, 145-146) – ce qui nous impose certains problèmes comme pertinents. À cet égard, Deleuze relèvera que « les notions d’importance, de nécessité, d’intérêt sont mille fois plus déterminantes que la notion de vérité18 » : ce qui compte dans nos sociétés de contrôle, et ce qui est infiniment plus rare et plus difficile, c’est n’est pas tant d’apporter une réponse vraie que de formuler une question pertinente. Coke ou Pepsi au restaurant ? Lyon ou Bordeaux au stade ? Ségo ou Sarko dans l’urne? 1,9 ou 2,1 points de croissance du PIB ? Entrer en matière sur de telles questions, et indépendamment de la vérité ou de l’erreur possible des réponses qu’on y apportera, c’est déjà s’empêcher de poser les problèmes véritablement importants.

Le piège tient d’autre part à la structure binaire de tant de questions posées par les médias, les sondages et les élections: êtes-vous pour ou contre? Ici aussi, entrer en matière, c’est généralement déjà signer la défaite de la pensée. On retrouve le premier reproche qu’adressait Gilles Deleuze aux « nouveaux philosophes », leurs « grosses notions dualistes ». Derrière ces « gros concepts, aussi gros que des dents creuses », on reconnaît le « molaire » que Mille Plateaux s’efforcera de reconfigurer par des approches « moléculaires », de même qu’on retrouve la notion de processus différenciant que Différence et répétition avait tenté d’émanciper de la façon dont Troubetskoï avait défini X opposition phonologique.

Roland Barthes est pleinement en phase avec cette création de concepts deleuziens lorsqu’il définit le camaïeu ou la moire comme une forme de Neutre qui « substitue à la notion d’opposition celle de différence légère, de début, d’effort de différence, autrement dit de nuance ». Or Barthes souligne clairement que, dès lors que « la nuance devient un principe d’organisation totale », la moire conduit à « sauter par-dessus le paradigme » (N, 83). Toute grosse opposition dualiste apparaît comme une intolérable violence faite au moiré du réel ; toute approche molaire est vouée à écraser ce qui fait la vitalité et la richesse des flux moléculaires qui relèvent d’intensités relatives et non de catégories discrètes. Nulle part mieux qu’ici Barthes ne témoigne d’un parcours qui a traversé la sémiologie saussurienne pour la pousser au-delà d’elle-même, vers une réflexion post-structuraliste (qui ne renie bien entendu en rien les mérites relatifs du moment structuraliste)19. Nulle part il n’est plus proche de l’imaginaire ontologique deleuzien des flux moléculaires que quand il tente d’organiser la vie de la nuance autour de la notion de rythme, qu’il définit comme une « manière particulière, pour les atomes, de fluer » : « un fluement » (CVE, 38)20.

AGIR POUR LE NEUTRE

Si les médias écrasent la nuance, congèlent les individuations et nous piègent comme des rats à travers les questions qu’ils nous (et se) posent, c’est dans la mesure où ils sont organisés selon des logiques majoritaires qui favorisent le molaire, le binaire, le dualisme – ou pour le dire d’un terme qui fait directement référence au structuralisme saussurien : le paradigme. Définir « le Neutre comme ce qui déjoue le paradigme » (TV, 31), c’est s’inscrire au cœur du projet collectif de créations de concepts « à articulation fine, ou très différenciée, pour échapper aux grosses notions dualistes », que Deleuze opposait à la nullité réactionnaire des « nouveaux philosophes ». Leur nullité philosophique, qui n’exclut nullement, on l’a vu, une grande intelligence du marketing, les conduisait à se sentir parfaitement à l’aise au sein des paradigmes imposés par la doxa et les institutions, c’est-à-dire au sein des grilles d’analyse et de questionnement dominant les débats publics en les segmentant selon la logique majoritaire des élections :

Les élections, ce n’est pas un point local ni un jour à telle date. C’est comme une grille qui affecte actuellement notre manière de comprendre et même de percevoir. On rabat tous les événements, tous les problèmes, sur cette grille déformante. Les conditions particulières des élections aujourd’hui font que le seuil habituel de connerie monte. C’est sur cette grille que les nouveaux philosophes se sont inscrits depuis le début. (NP, 131)

Si B.-H. L. et ses acolytes réussissent aussi bien dans la gestion de leur image publicitaire, si la pensée-interview leur convient si parfaitement, c’est qu’ils savent faire cadrer leur discours avec le paradigme majoritaire de notre régime médiatique d’élections permanentes. Ici encore, le désir de Neutre qui anime Barthes va directement à rencontre de leur engagement passionné dans les débats paramétrés et « paradigmes » par les présupposés molaires de l’interview journalistique.

Dans un geste qui, du point de vue de la stricte linguistique saussurienne, ne va nullement de soi, Barthes va toutefois plus loin, puisqu’il définit – assez dogmatiquement – le paradigme comme « l’opposition de deux termes virtuels dont j’actualise l’un, pour parler, pour produire du sens » {ibid.). Or rien n’interdit a priori à un saussurien d’opérer avec des paradigmes autres que binaires \ de fait, même si les oppositions phonologiques dégagées par Troubetskoï peuvent se réduire à des couples binaires (sourd vs sonore, labialisé vs non-labialisé, nasalisé vs non-nasalisé), les paradigmes phonologiques avec lesquels opèrent les sujets parlants segmentent généralement les continuums en davantage que deux zones (comme c’est le cas des phonèmes vocaliques du français /i/ vs /e/ vs / vs /a/, etc.). Sans jamais s’en expliquer devant son auditoire, Barthes présuppose dans les questions qu’il se pose à lui-même que le paradigme sera forcément binaire -ce qui indique clairement que sa cible n’est pas tant le paradigme lui-même que la binarité, le dualisme, le molaire. Derrière le fantasme persécuteur de l’interview, on reconnaît l’angoisse du rat piégé dans une question qui ne laisse pour réponse possible que le choix entre les deux voies contradictoires d’une alternative, êtes-vous pour ou contre 21 ?

Dans le champ politique, Barthes définit le Neutre comme ce « qui ne prend pas parti entre des contendants » (TV, 32). Face à une alternative, il invite à n’être ni pour ni contre – surtout pas ! La « subversion subtile22 » consiste à résister aux forces qui tentent continuellement de vous happer dans la binarité piégée et dans l’emprisonnement des lignes de démarcations déjà tracées.

REFUSER LE DÉBAT

Dans le champ intellectuel, Barthes et Deleuze convergent ici aussi de façon frappante dans une commune attitude caractérisée par le refus  de répliquer. Quel qu’ait pu être leur comportement empirique23, tous deux théorisent un refus de rentrer dans le jeu des débats et de la « rationalité communicationnelle » dont Habermas fait alors la théorie. Ne pas perdre son temps à critiquer autrui, à le corriger, à soulever des objections (sauf peut-être par amitié), ne pas répliquer aux attaques, ne pas répondre: cette attitude d’abstinence leur a valu des accusations d’aristocratisme, d’anti-démocratisme ou d’irrationalisme, mais elle se justifie pleinement par leur analyse de la média-sphère majoritaire (« petite-bourgeoise »). Répliquer, c’est se condamner à rédupliquer les termes de la question qui vous est posée, de l’objection qui vous est faite. Prendre parti (ne serait-ce que pour soi-même), c’est accepter de se congeler dans le frigidaire de ce qu’on a publié (avant-) hier – alors qu’il vaut bien mieux cultiver sa vacuole et la poursuite de son individuation, puisque de toutes façons, dans nos types de sociétés hyper-communicantes, on est toujours assez connecté.

Deux figures convoquées par Barthes peuvent servir d’emblèmes à ce refus d’entrer dans le jeu des objections. Le personnage de Swedenborg pousse cette logique d’abstinence jusqu’à sa limite extrême dans le domaine existentiel : « écrivant sans cesse lui-même », il « ne lisait pas ce qu’on écrivait contre lui », au point de ne pas même répondre aux lettres qu’on lui envoyait (TV, 148). Le scientifique devenu mystique se mettait ainsi dans la meilleure position possible pour se livrer à un travail de création: non seulement il échappait à la logique réactive de quiconque se croit obligé de répondre aux questions qu’on lui pose, mais il se constituait une vacuole protectrice libérée des affres de la « gestion » épistolière qui paraît tellement tourmenter Barthes.

L’argument d’Antisthène fournit à une telle position d’abstinence sa justification rationnelle, intimement liée à la théorie de l’individuation : dès lors que « seul existe l’individu », dans son devenir permanent fait de moments toujours divers et de multiples nuances toujours passagères, toute nomination – dans la mesure où elle enferme le mouvement de cette individuation dans une catégorie à la fois générale et figée – ne peut que rater la réalité qu’elle cherche à désigner. On ne se bat dès lors que sur des mots, et « deux discours contradictoires ne se contredisent pas ; ils ne font que s’appliquer à des objets différents ». La pensée se situe ainsi non seulement au-delà du Bien et du Mal, mais au-delà même du principe de non-contradiction. Si l’on pouvait suivre Antisthène dans sa radicalité, « la contradiction ne serait plus une arme qui défait l’adversaire » – ce qui nous permettrait d’entrer dans « le règne de l’irréductible », de « l’individuation absolue » et de la nuance sans fin (TV, 91-92).

Ce règne pacifié n’est malheureusement pas de ce monde. Aussi bien Gilles Deleuze que Roland Barthes répondaient scrupuleusement à leur courrier, et aucun d’eux ne pouvait neutraliser les conflits faisant rage autour d’eux.

DELEUZIANISER SOLLERS

Dans la séance du 29 avril 1978, Roland Barthes introduit dans son cours consacré à la figure de la Réponse la lecture d’un très long extrait décrivant André Gide pris comme un rat dans un piège médiatique : pour complaire à un ami, et sans prêter trop d’attention à son contenu précis, il a signé avec Sartre une pétition qu’un autre ami lui demande maintenant de désavouer avant que Mauriac ne l’attaque dans les colonnes du Figaro ; une fois l’article paru, le premier ami lui demande de répondre à l’attaque de Mauriac, sans que Gide ne comprenne toujours très bien sur quoi porte exactement la controverse (N, 149-150)…

Moins d’un an après la crise des « nouveaux philosophes », on imagine bien les résonances d’une telle situation : votre ami Sollers a pris parti pour un camp, vous y allez de votre petite lettre privée, en soulignant son caractère privé et en vous gardant bien de vous engager sur le fond, puisque vous n’y abordez qu’une « question de forme »; malheureusement, votre ami Deleuze pique la mouche et vous convoque à son « amical tribunal »… Comment se sortir du piège24 ? Le masque de Gide vous permet à la fois déjuger les deux parties sans prendre parti entre elles (« ils sont assommants ! ») et de mettre en scène de façon réflexive votre propre attitude de fuite (« Je suis en voyage », N, 150).

Cherchant à définir la dimension active du Neutre, Barthes est pourtant revenu sur la petite crise du printemps 1977. Tout en répétant être « trop pyrrhonien pour connaître [s] on propos d’adhésion ou de refus », il relate toutefois son malaise devant la « sensation de meute, de curée, de hallali des intellectuels contre les Nouveaux philosophes » et devant les « protestations obsédées pour s’en distinguer, ne pas être contaminé ». Il précise que, selon lui, une conception active du Neutre « ne craindrait pas les contaminations » (TV, 118). Ici aussi, ici surtout, l’empreinte (négative) de Deleuze reste clairement visible dans la réaction de Barthes, puisque sa plaquette se concluait sur un appel à rédiger une « charte des intellectuels » inspirée de Beckett ou de Godard (érigés en exemples de bons rapports aux médias) – alors que « les nouveaux philosophes, c’est vraiment l’infection qui s’efforce d’empêcher tout cela » (NP9 134).

Entre Sollers et Deleuze, qui prennent chacun parti pour un camp opposé, Roland Barthes va déjouer le paradigme binaire {pour ou contre les « nouveaux philosophes » ?) et se sortir du piège à rat en inventant un troisième terme: deleuzianiser Sollers… Sous la figure de l’Oscillation, Sollers est présenté comme l’incarnation médiatique de l’individuation résistant à toute congélation individuée, comme une puissance de variation et de répétition infiniment différenciante. « Sollers empêche l’image de prendre » :

Le « scandale » sollersien : il s’attaque à l’image, semble vouloir empêcher à l’avance la formation, la stabilisation de toute image : même celle de celui qui essaie des directions différentes, explore des contradictions, avant de trouver sa voie définitive (mythe du cheminement noble). Même cette image semble peu possible, tant le brouillage des conduites est grinçant ou comme on m’a dit souvent (mot typiquement collectif): « indéfendable ». (TV, 173-174)

Une telle description de l’ami Sollers fait dune pierre trois coups. D’une part, elle mine l’alternative d’un choix à faire entre deux amis et deux projets intellectuels dont l’argument d’Antisthène nous a montré qu’ils ne sont qu’illusoirement contradictoires et incompatibles. On s’extrait du piège en prenant une hauteur éthique, tant il est vrai que l’éthique est un discours « du « non-choix », ou du « choix-à-côté » : de l’ailleurs du choix, l’ailleurs du conflit du paradigme » (N, 33). Pour échapper aux grosses notions dualistes, on sollicite une fonction créatrice: « choisir est plus facile qu’inventer » (PR, 46), mais c’est dans l’invention d’un troisième terme insoupçonné que résulte la vertu active du Neutre.

D’autre part, dans la mesure où une réflexion sur le Neutre est pour Barthes « une façon de chercher – d’une façon libre – [s] on propre style de présence aux luttes de [s]on temps » (N, 33), deleuzianiser Sollers permet de situer l oscillation au cœur de ce style de présence aux luttes de son temps. Même s’il s’engage bien moins activement que Deleuze dans les combats du moment, et même s’il ne partage pas « l’éréthisme d’engagement de l’écrivain actuel » (PR, 366), Barthes n’en vit pas pour autant isolé au sein de sa petite vacuole d’ivoire. Toute la préparation du roman est dépeinte sous la pression du « chantage permanent de l’Actualité à quiconque l’oublie ». Le monde nous « saute constamment au visage » :

Bavures policières, motards matraqués, déchets nucléaires, affrontements à Cherbourg, lettre noble de Guattari au Président de la République refusant une invitation à la Journée de l’Enfance et rappelant tous les thèmes gauchistes (travailleurs immigrés tabassés dans des commissariats, extradition Piperno, assassinat de Goldman, etc.) – tout cela pendant que je sophistiquais longuement pour savoir comment s’enfermer en vue d’une Œuvre littéraire! (PR, 352)

Entre le discours journalistique (subi comme lecteur ou pratiqué comme éditorialiste au Nouvel Observateur) et le travail d’écriture d’une Œuvre, entre l’actualité passagère des nouvelles et la force inactuelle des textes littéraires, c’est bien un régime d’« oscillations » qui se met en place pour orienter l’écriture contre « ce qui ne va pas dans le monde », pour concevoir « l’œuvre comme contre-Bêtise » (PR, 269). À une telle oscillation, nul ne saurait échapper, à moins de couper le lien essentiel qui relie, pour Barthes comme pour Deleuze, « la littérature et la vie ».

Et pourtant – troisième coup de force tiré de la deleuzianisation de Sollers – cette oscillation doit elle-même se concevoir comme une stratégie de fuite. Contre tous les discours se lamentant sur la démobilisation et la dépolitisation de nos contemporains, l’intuition commune à Barthes et à Deleuze est que ce n’est pas du côté des formes « traditionnelles » d’engagement (dans un parti, dans un débat médiatique, dans une joute électorale, dans un projet totalisant) qu’il faut aller chercher les formes les plus actuelles de la vie politique. Le potentiel propre à ces formes traditionnelles d’engagement est dramatiquement réduit par le fait qu’elles tendent généralement à accepter les cadres de pensée et d’action définis par des paradigmes pré-existants. Refuser ces engagements, fuir loin de ces cadres, cela ne revient pas forcément à se soustraire au travail politique, mais cela peut au contraire apparaître comme une condition préalable à sa relance.

AGIR PAR LA FUITE

En déjouant le paradigme des intellectuels médiatiques par la projection d’une image « indéfendable », les perpétuelles oscillations de l’ami Sollers risquent d’aider à faire fuir la machine trop bien huilée de l’Universel Reportage, qui se nourrit des attaques et des défenses quotidiennes que se livrent les preux chevaliers des partis qui ont la (dé) faveur du moment. Même si, dans le cas de Sollers, cette fuite semble avoir été rapidement récupérée – au titre de ce que Deleuze décrivait comme « l’insolence des domestiques ou les éclats d’un clown de service » (NP, 134) —, c’est bien dans ce qui fuit et dans ce qui fait fuir que Barthes et Deleuze nous invitent à inventer de nouvelles formes d’actions politiques25. En paraissant « fuir ses responsabilités, fuir le conflit », le sujet au Neutre adopte un comportement marqué d’un stigmate « très infamant ». La doxa, qui « vit à l’aise dans le paradigme » – et qui identifie « la seule façon de répondre » au fait de « correspondre à un terme » – « n’imagine pas qu’il y a une autre réponse : glisser, dériver, fuir ». En constituant un « troisième terme impensable pour la doxa », la fuite constitue le geste privilégié du sujet au Neutre (N, 103).

Sur quoi peuvent déboucher de tels gestes — et de telles lignes – de fuite? Et en quoi peut-on les ériger au statut d’une action politique ? Je conclurai cette lecture parallèle de Deleuze et de Barthes en rapprochant deux notions centrales dans les vocabulaires que chacun d’eux nous propose — les notions de « problème » et d’« aporie ».

Deleuze a constamment conçu son travail de philosophe (et revisité l’histoire de la philosophie) à partir du principe que la création de concepts s’inscrit toujours au sein de l’articulation de « problèmes ». Si l’on souhaite, comme le dit Barthes, « échapper à la mauvaise foi de l’universelle communication et à la libido dominandi qui gît, tapie comme un Monstre, dans l’Universel Reportage » (PR, 374), il ne suffit pas de donner des réponses vraies, mais il faut surtout se poser des problèmes importants — et c’est sur ce plan que les déficits de pensée se font ressentir le plus cruellement. Or les problèmes ne sont jamais résolus : ils ne font que se transformer, souvent au fil de nuances imperceptibles. À l’horizon d’un problème réellement important, il n’y a donc pas son abolition mais son devenir, la poursuite de son individuation. Le travail philosophique apparaît ainsi comme sans fin, dans la mesure où c’est « la vie » elle-même qui est la source première et constamment renouvelée de tous les problèmes26: la vie, dans le vitalisme deleuzien, est problème (effort de position et de résolution de problèmes, transformation et évolution permanente de problèmes).

Cette conception du « problème » comme moment constitutif de soi toujours articulé sur une relance orientée vers un avenir à imaginer, on la retrouve dans une fiche de Barthes, non intégrée dans les cours: « J’appelle Neutre l’ensemble des traits par lesquels je définis mes constantes, mes problèmes et les solutions que je leur rêve27. » C’est toutefois le terme à’aporie qui paraît chez Barthes recouper au plus près la fonction propre du « problème » deleuzien. Dès le premier cours au Collège de France, qu’il avait d’emblée inscrit sous la double figure (indissociablement liée dans son esprit) de Deleuze et de Nietzsche, il présentait le fantasme générateur du thème de la première année – la question de savoir Comment vivre ensemble – comme « l’aporie d’une mise en commun des distances » (CVE, 37). Dans la séance du 18 mars 1978 du cours sur Le Neutre, à la faveur de la remarque d’un auditeur, il s’aperçoit que « ce dont [il] parle directement et obstinément, c’est de l’aporie », et que presque toutes les figures qu’il passe en revue débouchent en fait sur une aporie, c’est-à-dire sur une « difficulté logique sans issue » (TV, 102). Il en tire un premier problème formulé en termes parfaitement

deleuziens : « comment reconnaître le monde comme tissu d’apories, comment vivre jusqu’à la mort en traversant (douloureusement, jouissivement) les apories, sans les défaire par un coup de force logique, dogmatique ? »

De cette question de vie en général, il passe à une description qui s’applique à cette forme de vie très particulière (et privilégiée) ouverte par l’espace du cours lui-même, au sein d’une marge qui, parce qu’elle est protégée de l’universelle communication médiatique, peut préserver une vacuole créative au sein du tissu social : « Comment vivre les apories comme une création, c’est-à-dire par la pratique d’un texte-discours, qui ne rompt pas l’aporie, mais la dérive dans une parole qui s’enchevêtre à l’autre (public) amoureusement? » (N, 102). Indissociablement fuite devant les impasses d’une logique prisonnière des paradigmes préexistants, et dérive créative tissant les subjectivités entre elles pour leur ouvrit de nouvelles voies de problématisation, cette fuite en acte créatif (et politique) qu’est le cours s’inscrit finalement dans une réflexion qui me servira de conclusion et de résumé, où la littérature, « codex des nuances », et l’écriture, antidote de l’arrogance, explorent « la représentation du monde comme aporétique, tissé d’apories », en proposant le pari infiniment renouvelé d’une « pratique qui opère une catharsis de l’aporie, sans la dénouer, c’est-à-dire sans arrogance » (TV, 102).

1.            Voir Yves Citton & Philip Watts, « gillesdeleuzerolandbarthes. Cours croisés, pensées parallèles », Revue Internationale des Livres et des Idées, n° 6, juillet 2008, p. 6-10. Je remercie Philip Watts, Claude Coste, Guillaume Bcllon, Bruno Jeanmart, Denis Hollier, Philippe Roger et Daniel Bougnoux pour ce que leurs sollicitations, suggestions, informations, amitiés ont apporté à cette réflexion. 

2.            Michel Foucault, « La grande colère des faits », in Dits et Écrits II, 1976-1988, Paris, Gallimard, Quarto, 2001, p. 279.

3.            Gilles Deleuze, « À propos des nouveaux philosophes et d’un problème plus général », in Deux régimes de fous. Textes et entretiens 1975-1995, Paris, Minuit, 2003, 126-134 – les références à ce texte seront notées dorénavant NP, suivi du numéro de page. Sur la genèse de cette plaquette, on lira avec profit François Dosse, gillesdeleuzefélixguattari. Biographie croisée, Paris, La Découverte, 2007, p. 441-445.

4.            Éric Marty, Roland Barthes. Le métier d’écrire, Paris, Seuil, 2006, p. 70.

5.  Ibid., p. 69-70. 

6.            Sur cette relation et cette brouille, voir le chapitre « Deleuze et Foucault : une amitié philosophique » in François Dosse, gillesdeleuzefélixguattari, op. cit., p. 364-393. Philippe Roger a eu raison de souligner que le dialogue entre Barthes et Deleuze à propos des « nouveaux philosophes » ne peut être pleinement compris sans s’inscrire dans la triangulation complexe qu’ils entretenaient avec Michel Foucault. Mais ce serait là l’objet d’un autre article.

7.            Éric Marty, Roland Barthes. Le métier d’écrire, op. cit., p. 91-92. Je souligne.

8.  Roland Barthes, « Lettre à Bernard-Henri Lévy », in Œuvres complètes, tome V, 1977-1980, Paris, Seuil, 2002, p. 314. 

9.            Roland Barthes, « À quoi sert un intellectuel ? Propos recueillis par Bernard-Henri Lévy », in Œuvres complètes, tome V, 1977-1980, op. cit., p. 365.

10.         Roland Barthes, Le Neutre. Cours au Collège de France 1977-1978, Paris, Seuil, IMEC, 2002, p.195. Par la suite, je renverrai à ce texte par la convention (N, 195).

11.        Philippe Roger a également eu raison de rappeler que, pour quiconque a pratiqué la littérature du XVIIIe siècle – comme c’est son cas, le mien et celui de Barthes – un auteur quelque peu connu écrivant une lettre « privée » à une autre personnalité célèbre ne saurait, sans une ingénuité excessive, être surpris de la voir « circuler dans le public », au point d’être bientôt « publiée ». Dans la suite, je me baserai sur le témoignage d’Éric Marty, que je n’ai pas de raison de mettre en doute, tout en gardant derrière la tête l’idée que des jeux moins naïfs, plus subtils et plus indirects sont sans doute à l’œuvre dans les stratégies des agents. Ce qui m’intéressera, ce seront des gestes mis en scène plutôt que des réalités psychologiques relevant de la sincérité ou de la fourberie.

12.        Roland Barthes, La Préparation du roman I et II Cours et séminaires au Collège de France 1978-1980), Paris, Seuil IMEC, 2003, p. 108. Par la suite, je renverrai à ce texte par la convention (PR, 108)

13.        Roland Barthes, « Lettre à Bernard-Henri Lévy », art. cit., p. 314-315.

14.        Barthes aime évoquer saint Polycarpe, dont Flaubert répétait la litanie « Mon Dieu! Mon Dieu! Dans quel siècle m’avez-vous fait naître? » (PR, 361) – attitude à laquelle Antoine Compagnon donne une place centrale dans son livre Les Antimodernes. De Joseph de Maistre à Roland Barthes, Paris, Gallimard, 2005, p. 412.

15.        Pour une bonne analyse de cette transformation dont B.-H. L. a été à la fois le symptôme, un des catalystes et le surfeur virtuose, voir le livre décapant de Bruno Jeanmart et Richard Labévière, Bernard-Henri Lévy ou La règle du Je, Pantin, Le Temps des cerises, 2007.

16.        Gilles Deleuze, Cours du 2 novembre 1982, disponible en ligne sur le site http://www.univ-paris8.fr/deleuze

17.        Gilles Deleuze, « Les intercesseurs » (1985), in Pourparlers, Paris, Minuit, 1990/2003, p. 177. C’est dans le même volume que figure le « Post-scriptum sur les sociétés de contrôle » (1990), p. 240-246.

18.        Gilles Deleuze, « Les intercesseurs », op. cit., p. 177.

19.        Dans un commentaire oral inséré dans le cours du 27 avril 1977, Barthes précise explicitement que « la méthodologie structurale […] s’occupe d’opposition terme à terme » et « pas tant de variations de quantités » : « ce qui fait partie d’une analyse structurale, c’est oui ou non, mais pas plus ou moins », Roland Barthes, Comment vivre ensemble. Cours et séminaires au Collège de France 1976-1977, éd. Claude Coste, Paris, Seuil/IMEC, 2002, p. 168 (noté par la suite CVE, 168). Une des originalités principales de la pensée que Deleuze développe à partir de son commentaire de Spinoza tient justement à se représenter le monde et l’expérience humaine en termes d’intensités (de quantités, de plus et de moins). 

20.      Serge Zenkine a bien signalé cette tendance de la pensée barthésienne à rejoindre Deleuze et Guattari en mobilisant « la thématique des flux » dans son article « Méat-Barthes, ou deux transcendances de l’ego «, in Revue des Sciences Humaines, n°268 (2002), numéro spécial « Sur Barthes « coordonné par Claude Coste, p. 233-234.

21.      Relevons toutefois que Barthes souligne plusieurs fois que l’angoisse la plus aiguë, et la plus paralysante, vient non d’alternatives mais de situations d’open fieldoh tous les choix sont possibles, ce qui correspond à des situations non précadrées par un paradigme pré-établi (N, 188). 

22.      L’expression sert de titre à un chapitre du beau livre de Claude Coste, Roland Barthes moraliste, Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 1998, p. 129-159.

23.      Dans sa prise de position sur les « nouveaux philosophes », Deleuze précise bien qu’il ne s’agit nullement de répondre à leurs attaques contre L’Anti-Œdipe, mais d’analyser ce que le succès de leur nullité permet de repérer dans l’évolution des rapports entre intellectuels et journalistes. Le Roland Barthes des années 1960 a bien sûr participé à la fameuse polémique avec Picard, et Antoine Compagnon dans les Antimodernes ne manque pas de rappeler les violences (et les dogmatismes) des textes de jeunesse consacrés au théâtre autour de Brecht, mais, comme le remarque justement Claude Coste, la pensée et les pratiques de Barthes évoluent pour considérer en fin de compte que « la polémique appauvrit le chatoiement des nuances et fige le devenir de la pensée critique » (Claude Coste, Roland Barthes moraliste, op. cit., section « La crise de la polémique », p. 105).

24.      Une lettre écrite par un auditeur (Hervé Dubourjal), lue en guise de supplément lors de la séance du 18 mars 1978, mettra Barthes dans une situation comparable en lui demandant « comment il vit la contradiction » inhérente à la pratique de faire explicitement référence à Jacques Lacan et à Deleuze, alors que leurs positions sont en conflit (TV, 99) : Barthes évitera de répondre en ne lisant pas cette partie de la lettre. On connaît par ailleurs l’insistance avec laquelle les premières pages de Mille plateaux défendront une pensée nourrie de et… et… et… plutôt que de ou bien… ou bien…

25.      Jean-Claude Pinson a déjà exploré de façon riche et suggestive les parallèles que l’on peut tracer entre les modes de fugitivité développés par les deux penseurs, qu’il insère au sein d’une conception plus large (et très originale) relevant de la poéthique. Voir Jean-Claude Pinson, À Piatigorsk, sur la poésie, Nantes, Éditions Cécile Défaut, 2008, surtout p. 84-94.

26.      Tel est bien ce qui « dégoûte » Deleuze chez les nouveaux philosophes : à travers leur « martyrologie », ils « vivent de cadavres », interprètent toute la politique à la lumière du seul Goulag et ne conçoivent l’histoire que comme un empilement de « victimes ». Cette fascination pour la mort, source « d’amertume et de vanité morbide » (NP, 132), les empêche de poser des problèmes qui soient vitaux pour la France des années 1970. 

27.      Cité par Guillaume Bellon dans son riche article « Trajets de l’intime. Les cours et séminaires de Roland Barthes », disponible sur la revue en ligne RectoVerso, http://www.revuerectoverso.com/spip.php?article25

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31. Le touriste ne va pas à Marzahn.

31. Le touriste ne va pas à Marzahn. Je ne parle pas du touriste qui voyage à Berlin pour visiter le Reichstag et la coupole transparente de Norman Forster, l’île aux musées, et qui est perpétuellement à la chasse de morceaux du mur à l’authenticité douteuse. Non, pour celui-là, cet exemplaire d’une race si facilement méprisée, cette éternelle incarnation de l’autre, la question ne se pose même pas. Pour quelle raison devrait-il se rendre jusqu’à Marzahn, tout à l’est de la ville? je parle d’un autre touriste, celui qui part à Berlin vivre le jeu réactif de la révolte. Le voici donc à Friedrichshain, dans la Rigaerstrasse par exemple, où avec son enfilade de squats scénographiques – le drapeau des pirates flotte au vent pour faire plaisir aux enfants -, il trouvera ponctuels tous les événements qui le devancent toujours et le font exister : les citations pédantes d’Agamben, Butler ou Rancière comme dans les campus américains chez la future classe moyenne dirigeante, un sens inné de la mise en scène et de la représentation de soi, l’autoréférentialité déguisée en histoire, des ennemis inexistants et le soutien inconditionnel de la mairie. sans oublier les produits souvenirs, les bons vieux slogans, qui datent de l’East Village des lointaines années 1920 ou même de Paris 1968, commercialisés dans des sacs en jute, des tee-shirts, des autocollants à ramener chez soi ou à arborer à la prochaine promenade anticapitaliste. Le touriste de la révolte voyageait pour se reconnaître, il s’attendait à Friedrichshain et il s’est retrouvé. Il n’ira pas plus loin. Il n’ira pas à Marzahn. Dans le vide des barres de l’époque RDA à l’abandon, parmi des bandes de skinheads à l’hostilité inassimilable sur lesquelles ne se réfléchit pas le regard bienveillant des sociologues, sa figure n’ayant pas été prévue, il deviendrait tout simplement inexistant. Son passe-temps collectivisé est certes bien divertissant, mais il a tout de même des limites. Ce n’est pas lui qui décide où et quand il faut jouer. L’entertainment est la meilleure défense de la société contre le chaos qu’elle-même engendre. C’est une affaire trop sérieuse pour laisser à ses sujets la liberté de pouvoir y renoncer.

in Entertainment! apologie de la domination, Francesco Masci, 2011, Alia

Lectures éventuelles…

Un poète disait : « Quand la parole est brûlée vive, l’homme ne meurt ni ne vit. »
Toute société produit la vision du principe, un au-delà de la foule des morts, la mise ne scène des origines, qui sert d’écran à l’homme contre l’Abîme, et lui sert de Miroir où il se voit naissant, vivant, mourant, dans des récits mythologiques, religieux, historiques, et aujourd’hui scientifiques.
Ah! l’enchantement, les trucages, les machinistes qui mettent en scène ce principe logique, que nous appelons en Occident le Père, auquel sont accrochées les lois civiles.
Mais, qui nous assure que tout cela n’est pas fou? Les arts, toujours premiers pour dire la vérité.
Fabriquer l’homme, c’est lui dire la limite. Fabriquer la limite, c’est mettre en scène l’idée du Père, adresser aux fils de l’un et l’autre sexe l’Interdit.
Le Père est d’abord une affaire de symbole, quelque chose de théâtral, l’artifice vivant qui déjoue la société des sociologues et la science des biologistes.
Découvrant les coulisses de la construction humaine, la civilisation occidentale s’est crue affranchie de théâtre et de ses règles, des places assignées et du drame qui s’y joue.
Elle regarde avec des yeux d’aveugle Oedipe roi, La Flûte enchantée, la grande scène rock, les murs de la ville tatoués par les taggers.
Nous prétendons transformer en folklore la plainte humaine de tous les temps, pour entrer, dit-on, dans l’ère du plaisir et du bon plaisir.
Nous gérons, et la fabrique généalogique tourne à vide, les fils destitués, l’enfant confondu avec l’adulte, l’inceste avec l’amour, le meurtre avec la séparation par les mots.
Sophocle, Mozart et tous les autres, redites-nous la tragédie et l’infamie de nos oublis.
Enfants meurtriers, adolescents statufiés en déchets sociaux, jeunesse bafouée dans son droit de recevoir la limite, votre solitude nue témoigne des sacrifices humains ultramodernes.

Pierre Legrendre, La fabrique de l’homme occidental, 1996, p. 26