littérature

Proust…

Mais, quand d’un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses, seules, plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l’odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l’édifice immense du souvenir.

(Ce matin)

Monsieur Marc Antoine Charpentier, comme il était parti à Rome, âgé de quatorze ans, pour y apprendre la peinture, en revint musicien.
Il avait eu la tête tournée des airs que Monsieur Carissimi composait dans ce temps-là.
Un beau matin, il avait abandonné le visible.
Il renonça aux verrières exposées au nord des ateliers des peintres.

extrait de « Les Ombres errantes » de Pascal Quignard, 2002.

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As a primitive society…

Au fond les États-Unis, avec leur espace, leur raffinement technologique, leur bonne conscience brutale, y compris dans les espaces qu’ils ouvrent à la simulation, sont la seule société primitive actuelle. 
Et la fascination est de les parcourir comme la société primitive de l’avenir, celle de la complexité, de la mixité et de la promiscuité la plus grande, celle d’un rituel féroce, mais beau dans sa diversité superficielle, celle d’un fait métasocial total aux conséquences imprévisibles, dont l’immanence nous ravit, mais sans passé pour la réfléchir, donc fondamentalement primitive …

  in « Amérique », J. Baudrillard.

Valeurs Morales carnassières et irrévocables, je vous répondrai ce que vous voulez entendre!

Les vivants ne sont pas des ombres. Ce sont peut-être des morts enveloppés de vêtements et qui brillent.
Désormais ils sacrifient, les deux yeux luisants, habillés de la même manière, devant les mêmes écrans, avec la même envie.
Démagogique, égalitaire, fraternelle, ces mots désignent la même attitude : des meurtriers se surveillent du coin de l’oeil. Ils participent à  la même aversion pour toutes supériorités. Ils sont tous blottis les uns contre les autres, serrant les mains sur leur anxiétés comme si elle était un sexe qui était sur le point de leur être soustrait, quémandant une protection, un interdit, une chaine, un médicament supplémentaires.
Cet effroi devant l’indépendance et le désir se métamorphose naturellement en haine contre ceux qui revendiquent un peu d’ombre dans le dessein de dérober à la vue de tous leurs jouissances.
Pour eux la liberté est une émeute.
Ils ont peur s’ils ne dorment pas.

extrait de « Les Ombres errantes » de Pascal Quignard, 2002.

« Car il y eut des hommes seuls… »

[…]
 Pourquoi un jour d’avril 1994 alors qu’il faisait beau, alors que le soleil éblouissait, alors que je sortais du Louvre, ai-je soudain hâté le pas? Un homme qui hâte le pas traverse la Seine, il regarde sous les arches du Pont-Royal l’eau entièrement couverte d’une étincelante blancheur, il voit le ciel tout bleu au-dessus de la rue de Beaune, il pousse en courant une grosse porte en bois rue Sébastien-Bottin, il démissionne d’un coup de toutes les fonctions qu’il exerce.

                                                                                           •
 On ne peut pas être à la fois gardien de prison et un homme évadé.

                                                                                           •

 Tel est le premier argument.
 Benedictus Spinoza appelait les Hollandais les derniers barbares (ultimi barbarorum).
 C’est la lettre cinquante : L’âme, dans la mesure où elle use de la raison, ne relève point de l’État, mais d’elle-même.
 Spinoza opposait à la foule, au vulgus, l’ami, le carus, comme deux pôles contradictoires.
 Il disait : Nous n’attendons pas de liberté de ceux dont l’esclavage est devenu le principal négoce.

                                                                                           •
 Ce que recherchent les individus qui sont solidaires des collectivités où ils travaillent est la fusion dans un corps plus vaste. Ils retrouvent la joie ancienne qui consistait à s’abandonner à un contenant. Ils renoncent à la subjectivité que l’apprentissage du langage introduit dans chacun et aux privilèges problématiques que l’identification nominale accorde. Ils se donnent aux désirs des autres ; ils jouissent des joies nombreuses répétitives, fétichistes, obsédées, sempiternelles des masochistes. Pour reprendre le mot d’Ammien Marcellin ils préfèrent restaurer un tyran déjà connu (qui les humilie dans les limites des lois qu’ils ont édictées pour contenir les blessures excessives)
 soit à l’anxiété imprévisible ;
 soit à l’absence de figure paternelle ;
 soit à son dédain ;
 soit à la solitude.

                                                                                       • 

 Toutes les communautés recherchent la reconnaissance sociale comme un signe lancé de plus loin que l’espace externe, de plus loin que l’air atmosphérique, en amont de la naissance : signe d’appartenance. Ours, alouettes, femmes, homosexuels, malades, mendiants, errants, musiciens, peintres, écrivains, saints, ne vous signalez pas aux pouvoirs politiques.
 Ne réclamez pas de droit au tribunal ni de sens à l’État.
 Tel est le deuxième argument : l’État par définition est sans fondement, comme le droit lui-même.
 Un mort par violence le fonde comme la victime émissaire fait le dieu.
 Comme un martyr fait le tyran.
 Comme Damoclès fait Denys.

                                                                                           • 

 Le refus de l’appartenance sociale fut condamné aux yeux de tous les groupes humains. Cette condamnation est le fond de chaque mythe.
 Comme la passion amoureuse, qui brise l’échange codifié et hiérarchisé entre les membres du groupe pour assurer sa reproduction.
 Homère disait : Un individu apolis est une guerre civile.
 Le vieil aède entend par là que tout homme sans cité est une graine de guerre civile.
 Hérodote  a écrit : aucun individu humain isolé ne peut se suffire.
 Mot à mot : ne peut être autarkes.
 La Bible dit : Malheur à l’homme seul ! Un homme seul est un homme mort.
 Mais c’est faux. C’est toujours ce que la société dit. Dans toute littérature orale le narrateur est la société. Tous les mythes déclarent partout sur terre : Il n’y a pas d’amour heureux, afin de préserver les échanges de clan à clan et les alliances généalogiques.
 Mais c’est faux.
 Car il y eut des amants interdits qui connurent le bonheur.
 Car il y eut des hommes seuls, des ermites, des errants, des périphériques, des chamans, des centrifuges, des solitaires qui furent les plus heureux des êtres.
                                                                                       •  

 Il a existé de tous les temps des individus en rupture avec la famille à laquelle ils étaient affiliés ou avec le clan auquel ils avaient appartenu.
 La décision de s’écarter de tous, le choix périphérique surgit dès le premier foyer dans les bandes animales.

                                                                                      •  

 Depuis l’aube des temps les sources hantèrent les grottes et les grottes attirèrent les vivipares. Ils s’y abritèrent. Ils y revinrent quand les glaciers les eurent évidées en les abandonnant.

[…]

in Pasqual Quignard, Les Ombres errantes, 2002, folio, pg 152.

His scroll was like a road ; my mind is racing, varoom! varoom!

… Il y a près de quarante ans, Sterling Lord révélait à Kerouac que son manuscrit lui paraissait « friable », et que le papier était déchiré en plusieurs endroits. Comme on pouvait s’y attendre, les déchirures se situent au début du texte, là où la feuille extérieure et les premières sont exposées et vulnérables. En général, le mot ou la lettre qui manquent sont évidents. Dans les rares cas où il n’en est pas ainsi, j’ai consulté les versions suivantes et le texte publié.
 Et parce que la chose évoque magnifiquement un moteur de voiture qui a des ratés au départ d’un long voyage, j’ai laissé telle quelle la première ligne du manuscrit.
 HOWARD CUNNELL
Brixton, London, 2007


À la mémoire de Neal Cassady et d’Allen Ginsberg

Camerado, je te donne ma main!
Je te donne mon amour, plus précieux que l’argent,
Je te fais don de moi avant le prêche et la loi ; 
Me feras-tu don de toi? Viendras-tu voyager avec moi?
Resterons-nous unis tant que nous vivrons?
                                                            WALT WHITMAN

  Sur la route
Le rouleau original


J’ai rencontré rencontré Neal pas très longtemps après la mort de mon père… Je venais de me remettre d’une grave maladie que je ne raconterai pas en détail, sauf à dire qu’elle était liée à la mort de mon père, justement, et à ce sentiment affreux que tout était mort. Avec l’arrivée de Neal a commencé cette partie de ma vie qu’on pourrait appeler ma vie sur la route. Avant j’avais toujours rêvé d’aller dans l’Ouest, de voir le pays, j’avais toujours fait de vagues projets, mais sans jamais démarrer, quoi, ce qui s’appelle démarrer.