Le vieux continent

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• On naît moderne, on ne le devient pas. Et nous ne le sommes jamais devenus. Ce qui saute aux yeux à Paris, c’est le XIXᵉ siècle. Venu de Los Angeles, on atterrit dans le XIXᵉ siècle. (…)Pour nous, c’est le modèle bourgeois de 89 et de la décadence interminable de ce modèle qui dessine…

• On naît moderne, on ne le devient pas. Et nous ne le sommes jamais devenus. Ce qui saute aux yeux à Paris, c’est le XIXᵉ siècle. Venu de Los Angeles, on atterrit dans le XIXᵉ siècle. (…)
Pour nous, c’est le modèle bourgeois de 89 et de la décadence interminable de ce modèle qui dessine le profil de notre paysage.
Rien n’y fait : tout tourne ici autour du rêve bourgeois du XIXᵉ siècle.
•   L’Amérique est la version originale de la modernité, nous sommes la version doublée ou sous-titrée. L’Amérique exorcise la question de l’origine, elle ne cultive pas d’origine ou d’authenticité mythique, elle n’a pas de passé ni de vérité fondatrice. Pour n’avoir pas connu d’accumulation primitive du temps, elle vit dans une actualité perpétuelle. Pour n’avoir pas connu d’accumulation lente et séculaire du principe de vérité, elle vit dans la simulation perpétuelle, dans l’actualité perpétuelle des signes. Elle n’a pas de territoire ancestral, celui des Indiens est circonscrit aujourd’hui dans des réserves qui sont l’équivalent des musées où elle stocke les Rembrandt et les Renoir. Mais c’est sans importance – l’Amérique n’a pas de problème d’identité.
Or la puissance future est dédiée aux peuples sans origine, sans authenticité, et qui sauront exploiter cette situation jusqu’au bout.
• Octavio Paz a raison d’affirmer que l’Amérique s’est créée dans le dessein d’échapper à l’histoire, d’édifier une utopie à l’abri de l’histoire, qu’elle y a en partie réussi, et qu’elle persiste aujourd’hui dans ce dessein. L’histoire comme transcendance d’une raison sociale et politique, comme vision dialectique et conflictuelle des sociétés, ce concept-là n’est pas le leur – de même que la modernité, comme rupture originelle d’avec une certaine histoire justement, ne sera jamais le nôtre. (…) L’Amérique, elle, s’est trouvée en position de rupture et de modernité radicale : c’est donc là que la modernité est originale, et nulle part ailleurs.
• Nous sommes toujours au centre, mais au centre du Vieux Monde. Eux qui furent une transcendance marginale de ce Vieux-Monde en sont aujourd’hui le centre neuf et excentrique.
L’excentricité est leur acte de naissance. Nous ne pourrons jamais leur ravir. Nous ne pourrons jamais nous excentrer, nous décentrer de la même façon, nous ne serons donc jamais moderne au sens propre du terme, et nous n’aurons jamais la même liberté – non pas celle, formelle, que nous tenons pour assurée, mais celle concrète, flexible, fonctionnelle, active, que nous voyons jouer dans l’institution américaine, et dans la tête de chaque citoyen.
Notre conception de la liberté ne pourra jamais rivaliser avec la leur, spatiale et mobile, qui découle du fait qu’ils se sont un jour affranchi de cette centralité historique.

in Amérique, J. Baudrillard.

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